RECHERCHER SUR LA POINTE :

Roberte au travail. ©alteregofilms.

Des fourmis et des pommes

En ce moment

En janvier 2018, Sophie Bruneau[1][1] réalisatrice et Marie-Françoise Plissart[2][2] photographe se rendent à l’atelier de Cezanne situé à Aix-en-Provence, où le célèbre peintre a passé les cinq dernières années de sa vie, les plus prolifiques. Leur première idée est de réaliser, en autoproduction, un court-métrage sur le nettoyage du lieu et la réouverture aux visiteurs après la trêve des fêtes de fin d’année. Mais la rencontre qu’elles feront avec les trois gardiennes de l’atelier va bouleverser le projet initial: «Au départ, nous voulions nous en tenir au nettoyage et au jour de la réouverture. Et puis on s’est rendu compte que pour vraiment comprendre le travail de ces femmes, il fallait les voir dans le rapport aux autres et à l’accueil.» Finalement, cette scène du nettoyage deviendra le prologue de Cezanne[3][3] Lauréat du prix du public au dernier festival Baff http://www.baffestival.be/palmares-2021/, le film documentaire de Sophie Bruneau qui vient de sortir en salles. Un prologue joyeux qui, en un seul plan, nous fait découvrir tout l’espace (environ 50m carrés) que nous partagerons avec les protagonistes pendant la durée de la projection.

La vie des objets

Une découverte sera déterminante pour la réalisatrice, celle de l’appui de fenêtre de l’atelier: «Ce qui nous a séduites, ce qui a déclenché l’idée du film, c’est l’appui de fenêtre sur lequel se baladaient des fourmis. Et une des gardiennes, Roberte, nous a dit que la trace des pommes de Cezanne était toujours là, et que les fourmis s’en souviennent encore!» 

Le moment du tournage a été scrupuleusement choisi: en hiver, au creux de la vague, pour éviter le tourisme de masse. C’est donc l’atmosphère de ce lieu si particulier à cette saison précise qu’elles ont eu envie de saisir à travers la caméra.

C’est comme si on entrait dans un tableau où Cezanne a fait la lumière.

«C’est comme si on entrait dans un tableau où Cezanne a fait la lumière» nous dit Marie-Françoise Plissart. C’est en effet le peintre qui a dessiné les plans et fait construire cet atelier, grâce à l’héritage qu’il a reçu à la mort de ses parents. Cezanne, qui y passait la plupart de son temps, a laissé son empreinte un peu partout: ici un mannequin de bois qui a inspiré ses Baigneuses, là son manteau posé comme s’il était sur le point de revenir, et les crânes qu’il a maintes fois tenté de reproduire. Ce sont des vanités qui résonnent comme un appel métaphysique, ou un rappel que toute chose est éphémère: «Le mot anglais still live convient mieux à l’esprit du film que «natures mortes». J’ai toujours été très sensible, du fait de ma formation, au rapport humain/non humain, visible/invisible. Le cinéma travaille à partir de là. Mais c’est très difficile de filmer une nature morte, d’essayer de la faire vivre dans un film. J’ai été aidée grâce à une panne technique: pendant quelques jours nous n’avons plus eu d’enregistreur son, et j’ai dû me consacrer à ne filmer que les choses. Ce temps long était nécessaire pour observer et tenter de révéler ces présences inanimées.»

Les vanités. ©alteregofilms.

Paysage en plan fixe

Dès le départ, il y a eu l’idée d’intégrer à ce huis clos interne son pendant externe, constitué par la montagne Sainte-Victoire, motif récurrent du peintre. Ce paysage filmé dans quatre longs plans fixes est le contrepoint parfait des scènes d’intérieur: d’un côté la temporalité courte de la vie humaine, de l’autre, la rude passivité d’un immense bloc de pierres qui nous observe, dans toute son imposante solitude.

Sainte-Victoire. ©alteregofilms.

«On a travaillé dans les traces de Cezanne, on a repéré les endroits où il avait l’habitude de peindre. On a fait une sélection à partir de là. Un plan est aussi porté par sa mémoire invisible. Par ailleurs, on a choisi le mois de novembre pour avoir un ciel le plus nuageux possible.

Je cherchais la pluie, le brouillard, les brumes matinales.

Je cherchais la pluie, le brouillard, les brumes matinales. Filmer un paysage avec un ciel bleu, c’est ennuyeux. Il s’agit de travailler les jeux de rapport vivants à l’intérieur du cadre: les nuages, le vent, les oiseaux, les arbres qui bougent, les évolutions lumineuses. Je reste pendant des jours, je filme lorsque les conditions sont idéales, puis j’attends l’imprévu. Des oiseaux, des variations de lumières ou autre. Dans un plan, il y a eu deux avions de chasse qui arrachent le ciel à un certain moment. Pour moi, ce sont des vanités contemporaines: la fulgurance de cet appareil ultra mobile et cher, alors que l’essentiel est devant nos yeux: cette montagne sacrée, sortie des eaux, qui a sans doute connu les dinosaures et qui sera là après nous.»

Derrière la porte

Le cinéma a la capacité de magnifier les petites choses.

Cet imprévu auquel il faut faire confiance, on le retrouve aussi dans les scènes d’intérieur. «Au fond, c’est un film sur une porte. Une pièce, des petits fantômes des toiles (les objets peints), trois femmes, et une porte qui s’ouvre et on ne sait pas ce qui va se passer. On a filmé plusieurs ouvertures et fermetures du lieu, avec chacune d’entre-elles. Double volet, intérieur et extérieur, l’espagnolette, le craquement du plancher: ce sont les mêmes sons qu’à l’époque de Cezanne. Rendre essentiel les détails. Le détail du détail. Le cinéma a la capacité de magnifier les petites choses. Il a un effet de loupe.»

C’est le travail invisible de ces gardiennes qui est également mis en lumière dans Cezanne, une forme de reconnaissance. On observe comment leur vie s’organise dans ce lieu clos, et leurs interactions avec le monde extérieur. «C’est un film de fiction où les personnages ne jouent pas», pour reprendre l’expression du cinéaste américain Wiseman à propos du cinéma du réel. Elles se contentent d’être intensément elles-mêmes. Elles ont cette puissance-là.

Roberte au travail. ©alteregofilms.

«Après Rêver sous le capitalisme qui a été très éprouvant, j’avais besoin d’aller vers un film qui me fasse du bien.» Et on ressent, en effet, beaucoup de joie, en grande partie grâce à Roberte, Marie-Chantal et Marie-Christine, les gardiennes du temple. Elles allient une spontanéité à une vaste connaissance de l’histoire du lieu et de l’histoire de l’art en général. «Chacune a son affect par rapport à l’atelier, elles ont des connaissances, des expériences différentes, un rapport d’usage. Roberte venait déjà là enfant, elle dessinait sur le plancher. Marie-Chantal peut parler d’un pot de gingembre pendant une heure. Du compotier, de la cruche, des pommes…»

Un monde perdu

C’est aussi un film sur la disparition d’un monde.

Le film déroule sous nos yeux des moments de silence et de lecture, des vas-et-viens, des rencontres impromptues. Des nouvelles formes de liens humains se créent, dans un temps et un espace dilaté. Mais c’est aussi un film sur la disparition d’un monde. Marie-Christine est la seule qui y travaille encore aujourd’hui. «Les nouvelles médiatrices sont beaucoup plus orientées marketing. Depuis peu, il y a un plexiglas devant le mannequin en bois, une table haute à l’entrée pour contrôler les visiteurs. Cela devient un musée, alors que j’ai filmé un espace de travail vivant. L’accompagnement, c’est un certain rapport au temps, donc à l’autre, tout part de là.»

Si Cezanne est fascinant c’est aussi parce qu’il mêle habilement plusieurs disciplines artistiques: la peinture évidemment, mais de façon détournée. Le théâtre est là aussi -même si rien n’est mis en scène- dans l’unité de lieu et de temps (le tout semble se dérouler sur trois journées), et dans la scène initiale qui dévoile les coulisses avec le nettoyage du «plateau» derrière les grands rideaux, les entrées et sorties de personnages.

L’histoire est faite de bribes de conversations surprises au détour d’une situation, l’air de rien. Du destin de ces trois femmes qui aiment leur travail et prennent soin d’un lieu avec beaucoup de simplicité et de pudeur. Un monde sensible et chaleureux, qui baigne dans une lumière douce et naturelle dont on reste imprégné pendant longtemps.

Les liseuses. ©alteregofilms.
Sur le tournage du film Cezanne ©Marie-Françoise Plissart.

Repères biographiques:

Anthropologue de formation, Sophie Bruneau est cinéaste documentariste. Elle co-signe en 1993 avec Marc-Antoine Roudil un court-métrage intitulé Pêcheurs à Cheval, vision poétique du monde des pêcheurs. Auréolée de plusieurs prix, dont celui du meilleur film documentaire au Festival International du film documentaire de Bilbao, elle co-réalise en 1999, toujours avec Roudil, Pardevant notaire, un huis clos dans une étude de notaire en Auvergne. En 2002 sort en salles Arbres, un film sur le monde des arbres, ses grandes différences et ses petites similitudes avec l’Homme. Puis, deux films sur la souffrance au travail : Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés en 2005 et Rêver sous le capitalisme en 2018, qu’elle réalise seule et qui est précédé en 2014 par La Corde du Diable, film sur l’économie de la surveillance et du contrôle à partir de l’histoire du fil barbelé.

Marie-Françoise Plissart: après des études d’assistante sociale, elle parcourt Bruxelles comme chauffeuse de taxi, puis devient employée de librairie et publie quelques romans photos aux éditions de Minuit (dont Droit de regards en 1983 avec une préface de Derrida, et la complicité de Benoit Peeters). Elle a également réalisé plusieurs films dont L’occupation des sols en 2002. Aujourd’hui elle est l’une des figures majeures de la photographie en Belgique.

Sophie Bruneau et Marie-Françoise Plissart se sont rencontrées lors de la prise de vue instiguée par ce qui allait devenir le collectif Elles font des films en réaction au cliché officiel pour les 50 ans d’aide au cinéma de la FWB, sur lequel la proportion de femmes réalisatrices était ridiculement faible par rapport aux hommes.

Elles font des films, 2017 ©Marie-Françoise Plissart.

Par la suite, Sophie Bruneau produira le film documentaire de Marie-Françoise Plissart intitulé Kinshasa Beta Mbonda, qui suit la vie d’un groupe d’anciens brigands originaires de Kinshasa, reconvertis en percussionnistes.

Le 20 février à Mons (Plaza), le 1er mars à la Vénerie, centre culturel de Watermael-Boitsfort, le 9 mars à Ath (L’Écran). www.alteregofilms.be

NB: On notera que la graphie adoptée ici pour le nom «Cezanne» omet l’accent aigu sur le premier e. Ce choix répond au désir des descendants du peintre de voir rétablir l’orthographe originelle de leur nom.

-> Entretien vidéo avec les médiatrices de l’atelier à voir ici: