RECHERCHER SUR LA POINTE :

Nacera Belaza devant l’objectif de Bea Borgers, qui signe le portrait des artistes du Kunstenfestivaldesarts ©Bea Borgers | KFDA

Nacera Belaza

En chantier

Bruxelles, Raffinerie, mai 2024.

Au nombre des spectacles qui émaillent le week-end d’ouverture du Kunsten, celui de Nacera Belaza fait salle comble à la Raffinerie. Commencer par La Nuée, c’est comme entrer par une porte dérobée dans cette nouvelle édition du festival, s’y frayer un chemin nimbé d’obscurité, pavé de pulsations, étourdissant de virevoltes. Une entrée en matière captivante et paradoxale, par une artiste loin d’être inconnue sous nos cieux.

Née en Algérie, Française depuis la petite enfance, Nacera Belaza entre en danse en autodidacte, dans l’intimité de la solitude et le creuset de sa double culture. Ce qui devient son langage se prolongera par des études de littérature. Elle fonde sa compagnie en 1989. Ses créations sont présentées à travers le monde, en Belgique notamment, où elle reçoit le soutient régulier de Moussem Nomadic Arts Center, du Singel, ou encore du Kunstenfestivaldesarts et de Charleroi danse qui, déjà en 2020-2021, comptaient parmi les coproducteurs de L’Onde.

Avant cela, on avait déjà pu voir chez nous notamment Sur le fil (Bozar, 2016) ou Le Cercle (Kriekelaar, 2019, dans le cadre du KFDA).

Des fidélités donc, des sillons creusés avec obstination, y compris dans la composition d’une oeuvre vertigineusement cohérente. «Comment s’ancrer dans le plus singulier de l’être pour s’ouvrir infiniment à l’autre, au monde?» résumait la danseuse et chorégraphe à propos de Solo(s): l’infime (2017).

Marie BaudetLe corps mouvement avant le corps matière: c’est l’une des impressions premières, et persistantes, que laisse La Nuée. Quel est ce processus de dématérialisation?

Nacera BelazaJe vise absolument ça: dématérialiser le corps en le mettant à la fréquence de l’invisible, d’une matière sonore, de la lumière. On a un outil extrêmement performant, le corps, qu’on peut choisir d’utiliser autrement. Il y a d’abord par exemple l’effacement de la posture, le fait d’être debout. En cherchant la fréquence d’une chose aussi immatérielle que l’invisible, on se rend compte qu’on transforme notre propre matière. Si le corps veut devenir le réceptacle de cet invisible, de cette immatérialité, il doit s’en rapprocher le plus possible. Voilà les processus à l’œuvre. Les images internes qui constituent la partition de la pièce doivent aussi les animer d’une manière qui dépersonnalise le corps.

La perception devient alors l’outil de l’interprète, plus que la technique?

Plutôt une conscience minutieuse de comment la personne fonctionne, quelles sont ses habitudes, ses peurs, ses résistances, ses endroits de verrouillage… c’est vraiment d’abord apprendre à se connaître dans toutes les circonstances, notamment les situations de crise, comme un plateau noir, vide, avec un public dedans. Comment je réagis? quelles sont mes parades? je me cache derrière quoi?
Une professionnelle japonaise a vu dans la pièce un trait commun avec sa culture: «On n’a pas peur du vide», me disait-elle. Ici, en revanche, nous vivons dans une culture où le vide fait peur, y compris les danseuses et danseurs, largement contaminés par ça. Accepter de défaire ces mécanismes prend un temps considérable. Une vraie connaissance de soi permet de développer une conscience très fine, qui à son tour permet d’ouvrir un certain type de capteurs, au dedans et au dehors. Un autre mode de perception, qui n’a pas grand chose à voir avec le corps physique tel qu’on le connaît, ouvre la voie à ces transformations.

Fréquences modulées

Les moteurs habituels sont désamorcés…

Oui: la volonté, les habitudes, les goûts… On efface, en quelque sorte, tous les endroits d’action de notre personnalité, de notre caractère, les points d’impact. Je fais souvent le parallèle avec l’image filmique où le corps est délesté de la pesanteur.
Et en même temps, paradoxalement, cette légèreté ou cette immatérialité nécessite dans un premier temps de désamorcer toute action, donc de déposer son poids. Le corps est alors comme maintenu en état d’inertie pour pouvoir être soulevé par cette autre matière qui est l’invisible, l’imaginaire. Et en fait c’est en le délestant de ce poids lourd, physique, que quelque chose s’ouvre dans notre perception, chez le spectateur comme chez le danseur. J’ai toujours intuitivement travaillé ça. J’essaie de mettre le corps, la matière physique, à la même fréquence que les autres éléments

De quelles transformations s’agit-il?

Du temps et de l’espace, par exemple. Qu’est-ce que cela signifie? Une action mentale va se répercuter dans tout le corps, comme si on interrompait le décompte du temps. On se place dans un temps infini, ce qui bouleverse la lecture, la perception, la temporalité de ce qui se passe.
De même on agit sur l’espace, sur la matière corporelle: ça n’a rien à voir avec le physique, ni avec l’apprentissage du danseur, ni avec la technique. La technique ne m’intéresse pas, le corps en mouvement en soi ne m’intéresse pas. Ça ne me fait pas rêver: ce n’est pas signe de liberté.

Image d'un corps en mouvement, extraite du spectacle "La Nuée"
La Nuée, nouvelle pièce de Nacera Belaza, créée à la Raffinerie de Charleroi danse dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts, sera présentée en novembre au Festival d’Automne à Paris. ©Luca Ianelli

En dehors de toute technique, la responsabilité de l’interprète est engagée au plus haut point. Pleine responsabilité mais zéro repère, en quelque sorte…

Il ne peut pas compter sur ce qu’il sait de lui, sur sa technique, sur rien du tout, et même s’en remet à cette espèce de gigantesque mécanique dont il fait partie. On le regarde comme on regarde un paysage, pas comme s’il était agissant et à l’origine de tout. Il faut donc accepter de se mettre à cette fréquence-là et ne plus attirer l’attention.
Généralement quand on monte sur un plateau c’est pour dire aux gens: écoutez-moi, regardez-moi, j’ai quelque chose à vous dire. Là c’est le contraire: regardez tout sauf moi, je me fonds dans autre chose. Ce n’est pas du tout le même type d’action. Alors que la pratique de la danse se structure autour du corps, on ne se forme même pas à créer du lien physiquement. On apprend aux gens à être ensemble sur des contes, à se regarder, à se toucher, mais qu’est-ce que ça veut dire être ensemble vraiment? c’est-à-dire partager la même conscience, accueillir l’autre dans son propre champ de perception et vice versa. C’est un sacré chamboulement de la manière dont travaillent les danseurs, mais c’est nécessaire pour pouvoir appartenir à cet univers.

Un vide inattendu et salutaire

On s’en remet au tout: cela implique un état de vulnérabilité…

Oui, de grande fragilité. À l’opposé de la maîtrise, du contrôle, on inverse tout pour être dans un état d’ouverture. On touche soi-même à des zones extrêmement profondes et intimes, qu’on met en partage. L’intime qu’on a l’habitude de partager est un peu superficiel. Ici il s’agit de la plus grande vulnérabilité. Je vais traverser cette expérience qui fait peur: il y a du noir, je n’ai pas de repères, je ne m’accrocherai à rien. C’est de ce genre d’expérience dont je rêve sur un plateau. Être à cet endroit-là… dans cette capacité à s’inscrire dans quelque chose de plus grand.

Nacera Belaza dans son solo "L'Infime"
Nacera Belaza dans Solo(s): L’Infime, en 2017 ©Patrick Berger

Ce parcours de déconstruction va aussi à rebours de ce que le public cherche a priori.

En surface, le public semble dire: je veux de la maîtrise, je veux qu’on me montre des choses… En réalité, c’est ce que je nomme ce vide inattendu: voir quelqu’un dans cet état d’extrême fragilité, c’est vertigineux, y compris du point de vue du spectateur, ça vibre totalement différemment.

L’immensité dans la boîte noire

S’inscrire dans quelque chose de plus grand pourrait faire penser à une forme de spiritualité, ou de transcendance.

Nommer les choses revient à créer des cadres un peu artificiels. J’évite. Évidemment, ne serait-ce que l’espace, le temps, les éléments: ce sentiment océanique qu’on peut éprouver dans la nature, où on se sent à sa juste place, relié à quelque chose de plus grand. C’est ça que j’amène sur le plateau.
Croire qu’on est tout, ça génère de l’angoisse, de la dépression, une déconnexion de cette immensité qui apaise et qui dit: tu n’es qu’une partie du tout, tu n’es pas tout.

Quand on parle de dématérialisation, on pense aussi au découpage optique, du mouvement, qui s’approche du cinéma des origines. Un principe de construction?

De construction et de déconstruction. J’ai besoin de déstructurer en permanence, de brouiller l’image, les projections: ce qu’on voit, ce qu’on croit voir, ce qui finalement s’imprime dans nos mémoires. Je fouille beaucoup ces endroits-là, que ce soit en lumière, en son ou dans le corps, d’ailleurs. Il me faut du trouble, du non-définitif. Quand on croit comprendre une chose, elle nous échappe, elle se définit ailleurs. C’est une recherche que j’applique à tout ce qui fait partie de l’écriture: le son, la lumière, le découpage, la matière du corps.

Les sons de «La Nuée», justement, sont d’une présence saisissante, au point qu’on peut les croire produits en direct, à nos côtés, dans l’obscurité. D’où viennent-ils?

Je ne voulais pas quelque chose d’harmonique. J’ai extrait d’une bande-son des claps, des applaudissements, qui ensuite ont été traités, accélérés, mis en boucle, mélangés. Dans un morceau de percussions japonaises figurent des voix, des cris, que j’ai extraits puis mélangé à des cris d’animaux, des chants d’oiseaux. Tout cela petit à petit vient contaminer, émailler toutes les images, jusqu’à devenir des sortes de nuées, d’essaims.
Dès qu’une chose devient trop littérale, j’ai le réflexe de soustraire, de chercher l’endroit où ça évoque encore autre chose. Je ne peux pas le dire plus clairement: c’est vraiment l’endroit du trouble permanent.

Regarder le ciel, regarder en soi

«La Nuée» peut évoquer tant le ciel, les nuages, que le monde animal, la multitude. C’est aérien en tout cas… Qu’est-ce qu’il y a dans un titre?

Je regarde beaucoup le ciel ces dernières années. Et plus encore quand, en résidence aux États-Unis pendant plusieurs semaines, on traversait des paysages immenses. Ces mouvements aériens, aléatoires, libres, m’ont toujours inspirée. Mon rêve ultime serait de créer une chorégraphie qui se rapproche le plus de ces phénomènes naturels.

Portrait de Nacera Belaza
Nacera Belaza: «L’idée de représentation m’a dès le début paru un carcan dont il fallait absolument que je m’échappe.» ©Romain Tissot

Assister à vos pièces – les vivre – offre une double expérience: les sens sont aguets, et dans le même temps se tournent vers l’intérieur. S’agit-il de produire sur le public un effet de déplacement?

Le déplacer, oui, troubler sa perception. Mettre le public face à quelque chose ne m’intéresse pas – l’idée de représentation m’a dès le début paru un carcan dont il fallait absolument que je m’échappe. Ce qui m’intéresse, c’est qu’il ait cette sensation d’avoir lui-même été parcouru, traversé par ce qui s’est produit chez l’interprète en face de lui. Pour moi, le public est vraiment une matière, un corps à traverser, autant que tout le reste. Je cherche à lui donner une expérience à vivre, à imaginer, à ressentir.
Je dis souvent aux interprètes: pour vous laisser voir, vous devez être vides, il ne doit pas y avoir de psychologie, de mental, il ne faut pas être en train de faire quelque chose. On doit quasiment devenir le réceptacle de l’imaginaire du public.

Quelle est votre position vis à vis de la dramaturgie?

Elle est cruciale. Sans tension dramaturgique, il n’y a tout simplement pas de pièce: ça part d’où, ça va où. Je construis tout, je tends tout, le son, la lumière, les images qui animent les interprètes… Un mouvement répétitif peut se répéter en surface, mais il doit continuer à aller quelque part. Peu importe ce qui se passe sur scène: même si je suis debout au même endroit, je vais quelque part. Dès le moment où cette tension intérieure s’interrompt, tout s’aplatit pour le spectateur.

Le travail sur l’obscurité et la luminosité faible produit une espèce de noir et blanc, mais aussi du relief, avec entre les deux une sorte de contradiction intrinsèque.

C’est la première fois qu’il y a des jaillissements de lumière aussi forts, dans mon écriture. Un risque que j’ai envie de prendre. La dramaturgie, c’est d’aller d’un point à un autre, mais on n’y va jamais tout droit: comment je peux me permettre ces distorsions, ce relief entre une grande luminosité et ces endroits opaques où ça se fond, se confond à nouveau. Cependant le travail sur l’interprète fait que, même dans la lumière, ça reste trouble. On ne sait pas ce qu’on est en train de regarder: les mouvements qu’il fait? ce qu’il est en train d’écouter au dedans? On se souvient d’avoir vu quelque chose mais il n’y a pas de trace.
Je ne travaille pas le noir pour le noir. C’est la lumière qui m’intéresse vraiment, et comment on peut la percevoir de manière infra, à certains moments luisante, assombrie, parfois un reflet… je la cherche à tous ces endroits. Évidemment, ces contrastes de lumière ne doivent absolument pas aplatir ce relief. Ce n’est jamais un plein feu et puis un noir, mais un travail de sculpture permanente, de recherche de niveaux, de nuance constante.

Nacera et Dalila Belaza dans la pièce "Le Cri", en 2008
Nacera et Dalila Belaza dans Le Cri (2008), Prix de la révélation chorégraphique du Syndicat de la critique. ©Laurent Philippe

Cela signifie donc qu’une pièce évolue sans cesse?

Ce n’est que ça. J’ai dit un jour, et je continue de croire que, si un artiste voulait être honnête, il ne ferait qu’une seule pièce, tellement ça ne se termine jamais. Pour moi c’est une sculpture sans fin. Chaque changement de lieu implique de réadapter, retrouver les nuances, rechercher les couleurs, le relief. Et en même temps continuer à affiner, en évitant de se reposer sur hier.
J’aime beaucoup ce que le répertoire apprend, cette façon qu’a une pièce de continuer d’évoluer. Avec Le Cri, pièce créée en 2008 et qu’on continue de tourner, on voit la différence, les espaces qui ont été gagnés ou perdus, et puis une chose qui se répète et qui vient de très loin. Est-ce qu’elle est suffisamment intemporelle pour continuer à être interprétée? qu’est-ce qu’elle me raconte aujourd’hui? cet espace nouveau en moi, qu’est-ce qu’il ajoute à cette structure?
C’est vraiment évolutif. Et plus on cumule les pièces, plus ça devient désespérant [rires]. C’est sans fin. Rares sont les interprètes à vouloir vivre le plateau de cette manière-là. Si on se contente de reproduire ce qu’on a fait la veille, on se met moins en danger, il y a moins d’engagement, on crame moins ses ressources, évidemment. Or on ne peut pas juste fantasmer sur le fait de faire de l’art. La liberté que cela suppose a un prix.

Vos pièces sont très identifiables comme étant les vôtres. Est-ce que c’est ça, avoir un style? Quel sens cela a-t-il pour vous?

Oh non je ne cherche pas à avoir un style. Un certain climat, une certaine tonalité, un rapport à l’obscurité, au vide… tout ça oui, je l’assume, c’est une vision du monde que j’aime, comme un peintre qui s’attacherait à peindre certains types de paysages. Par contre, la question du style ne m’intéresse pas. Je tente même d’y échapper tout le temps. Il ne s’agit pas d’aller butiner ailleurs mais, dans cette continuité, de voir comment je vais décliner la chose de manière différente. Cet espace tellement ténu d’évolution, tellement exigeant, c’est l’endroit qui me plaît.

Que représente alors le fait de créer une nouvelle pièce?

Il y a des Drac, des régions qui subventionnent [rires] et qui me poussent à créer. J’ai besoin d’assimiler la contrainte pour ne plus la sentir. Je ne me sens pas obligée de faire une pièce. C’est un autre voyage, une autre expérience, une autre aventure. Et en même temps les fondamentaux restent. Je ne donne pas des coups de volant qui me font partir ailleurs. C’est comme si on disait: il faut gravir encore telle autre montagne. À chaque fois c’est un peu plus haut, d’ailleurs. Je le vois plutôt comme ça: poursuivre le cheminement, le questionnement, la recherche, le voyage. Fouiller, rechercher, étudier me passionne. C’est mon moteur pour continuer à créer, et non pas le fait de faire une nouvelle pièce.


La Nuée
Chorégraphie, conception son et lumière: Nacera Belaza | Interprétation: Paulin Banc, Antoine Boisson, Eva Studzinski, Magdalena Hylak, Aurélie Berland, Lora Judokaite | Régie générale: Christophe Renaud | Régie son: Marco Parenti


  • La Nuée se jouera du 5 au 9 novembre à la MC93 – Bobigny (où Nacera Belaza est artiste en résidence), dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, avant d’entamer une tournée.
  • Le Kunstenfestivaldesarts se poursuit, à Bruxelles, jusqu’au 1er juin 2024.

Vous aimerez aussi