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Ian Curtis ©Philippe Carly.

L'ouverture mythique de la Raffinerie du Plan K

Grand Angle

Il y a plus de quarante ans, la troupe de théâtre Le Plan K (Frédéric Flamand, Baba (Ali Mebirouk), Bruno Garny, Carlos Da Ponte et Daniel Beeson) fondait un nouveau lieu pour animer la vie artistique à Bruxelles. Saviez-vous que ce lieu, aujourd’hui dédié à la danse contemporaine, avait accueilli durant les années 1980 les plus grandes fêtes bruxelloises? Orienté vers la scène postpunk et l’avant-garde, c’est avec des invités aussi prestigieux que Joy Division, William Burroughs ou Brion Gysin que la Raffinerie ouvrit ses portes le 16 octobre 1979.
En complément des entretiens sur l’histoire et l’état actuel de nos institutions culturelles, La Pointe plonge de manière plus sensible dans la vie qui animaient ces lieux durant leurs premières années d’existence. À l’aide d’archives, de témoignages et d’imagination, on vous emmène à des soirées qui nous ont fait rêver!

Grâce à la publication par Philippe Carly de deux livres de photographies mêlés de témoignages sur la scène musicale de la Raffinerie du Plan K (souvent simplement appelée «Plan K») dans les années 1980, les fans d’hier peuvent désormais se replonger dans le légendaire premier concert de Joy Division à Bruxelles ainsi que dans d’autres fameux concerts post-punks tels que Tuxedomoon, Bauhaus, The Slits, Front 242… Mais la Raffinerie – actuelle antenne bruxelloise de Charleroi danse, centre chorégraphique de la Fédération Wallonie-Bruxelles – n’était pas seulement connue pour sa programmation musicale.

Les différentes disciplines se rencontraient pour offrir aux visiteurs une fête totale.

Initiée par le groupe de théâtre engagé dans l’expérimentation corporelle le Plan K, le lieu était un espace pluridisciplinaire où se mêlaient spectacles de danse et de théâtre, expositions, projections de films et de vidéos (notamment de vidéo-clips) et concerts. Mais surtout, la Raffinerie était connue pour les grandes fêtes qui se déroulaient dans les 9000m2 de cette ancienne usine de sucre molenbeekoise transformée en lieu de culture. À ces occasions, les différentes disciplines se rencontraient pour offrir aux visiteurs une fête totale. La plus légendaire d’entre elles est certainement celle qui se déroula le 16 octobre 1979, pour l’ouverture du lieu. Imaginons un peu…

Affiche ouverture du Plan K ©DR.

Les affiches dans Bruxelles et la presse ont largement relayé l’événement annonçant la venue extraordinaire du gourou de l’underground William Burroughs, et ce au cours d’une soirée unique où il sera également possible d’assister aux performances de Brion Gysin et d’autres artistes internationaux (Steve Lacy, Gregory Corso, Anne Waldmann, Kathy Acker, Henri Chopin, Michaël Galasso, Bernard Heidsieck, Cordier ou François Lagarde), aux concerts de Joy Division et Cabaret Voltaire, à des projections de films (Cut up et Towers Open Fires d’Antony Balch, de Performance avec Mike Jagger et de Fender l’indien de Robert Cordier), à un spectacle de théâtre (23 Skiddoo du Plan K)…

Un «public […] très diversifié: une sérieuse dose d’intellectuels (français, belges et américains), quelques poseurs, cinq touristes, plus de trois cents amateurs de rock» comme l’écrit le critique Gilles Verlant [1]

Cette soirée fait traverser le canal aux jeunes Bruxellois: beaucoup se rendent en voiture dans ce quartier symboliquement excentré. Heureusement, il est facile de se garer place Duchesse du Brabant. Ensuite, il suffit de descendre la rue de Manchester, longeant quelques maisons d’habitation et d’anciennes usines et entrepôts jusqu’à l’imposant bâtiment en briques rouges en haut duquel on peut lire: Raffinerie Gräffé. L’ancienne usine se distingue par son architecture et par son esthétique; on pense aux lofts d’artistes new yorkais, avec lesquels la presse n’a pas manqué de faire le rapprochement. En passant sous le portail, on découvre la foule rassemblée dans la cour intérieure.

«It looked like a political broadcast, until you heard what was being read!» Richard Kirk, du groupe Cabaret Voltaire [4]

Enfin, on pénètre à l’intérieur pour assister à des performances et propositions artistiques dans ce cadre qui a su préserver l’esthétique brute et industrielle du lieu et on conscientise l’importance de l’événement dans le monde culturel bruxellois: c’est là que – ce soir – ça se passe, c’est là qu’il faut être. Le public évolue entre les quatre niveaux de la Raffinerie, le long de l’escalier, une affiche annonce la programmation, mais c’est surtout le bouche à oreille, les déplacements de la foule, qui guident les spectateurs tout au long de la soirée. On écoute les lectures-performances des poètes. Entouré de micros[2], Burroughs fait résonner les mots, joue avec leur mélodie et leur rythme, comme le rappelle Gérard Pas qui décrit cette poésie sonore: «Bill had a marvellous way of drawling his speech and emphasizing any particular point he want to by raising and lowering the intonation of his voice when he read.[3]». Richard Kirk, du groupe Cabaret Voltaire, se souvient avoir assisté, avant le concert de son groupe, à cette lecture orchestrée comme un colloque: « I recall the reading being given from a long table where William, Brion Gysin and others were seated. It looked like a political broadcast, until you heard what was being read[4]!»

L’esthétique brute du lieu est en accord avec la programmation de la soirée, en particulier musicale. Et certains s’amusent certainement du hasard qui fait parfois si bien les choses et leur permet de découvrir Joy Division dans une friche de la rue de Manchester….

Enfin, à 22h30, le groupe britannique Cabaret Voltaire monte sur scène, mais la sono n’est pas
au point et c’est un son saturé qui sort des baffles. Heureusement, et bien que l’acoustique de
la salle ne soit pas optimale, le son s’améliore pour le concert de Joy Division. Sur la scène, Ian
Curtis gesticule, comme un pantin désarticulé, victime de chocs électriques ou encore d’une
crise d’épilepsie. Les yeux, grands ouverts, hypnotisent le public, et c’est ce regard fascinant
que capture alors l’appareil de Philippe Carly, lui permettant de réaliser la plus célèbre photo de sa carrière.

Ian Curtis ©Philippe Carly

D’un autre point de la salle, le journaliste Michel Isbecque[5] filme le concert, permettant plus tard à John Savage d’observer et de décrire un «Ian Curtis muant furieusement en drones des accords en , dos tourné au public. Il tient sa superbe Vox Phantom VI blanche, comme un fardeau indésirable – ce qu’elle est, puisqu’elle restreint ses mouvements[6]».

L’esthétique brute du lieu est en accord avec la programmation de la soirée, en particulier musicale. Et certains s’amusent certainement du hasard qui fait parfois si bien les choses et leur permet de découvrir Joy Division dans une friche de la rue de Manchester….


[1] Gilles Verlant dans Télé-Moustique, octobre 1979 : http://www.meletout.net/gillesverlant2/e2.html

[2] Voir la photo de Pas : https://www.gerardpas.com/library/memoirs/bill055.jpg

[3] Sur son site, Pas propose également un extrait https://www.gerardpas.com/download/burrough.mp3

[4] Cité dans https://realitystudio.org/biography/william-s-burroughs-and-joy-division/

[5] Michel Isbecque : https://www.youtube.com/watch?v=q27CRlcLjbk

[6] Introduction de Jon Savage dans Ian Curtis, Joy division: paroles et carnets de notes : so this is permanence, éd. par Deborah Curtis et Jon Savage (Paris: Robert Laffont, 2014), XI.


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