Comment l'école broie les Kévin
Grand Angle13 décembre 2023 | Lecture 1 min.
Le spectacle poursuit actuellement sa tournée au théâtre Jean Vilar à Louvain-La-Neuve jusqu’au 16 décembre 2023, avant de se déplacer en France. Nous avons rencontré Jérôme Piron en marge des représentations au théâtre Les Tanneurs pour parler de la création de la pièce, de curriculum invisible et de la compatibilité entre punchlines et sociologie.
La PointeComment est venue l’idée de Kévin?
Jérôme Piron Au tout début – c’était naïf – on avait envie de mettre en scène Avertissement aux écoliers et lycéens de Raoul Vaneigem et un petit bouquin de 1917 de Henri Roorda, Le pédagogue n’aime pas les enfants. Et quand on le lit aujourd’hui, c’est vraiment d’actualité. Mais c’est du pamphlet; c’est vraiment bagarreur. Et en même temps, on avait retiré une expérience de La Convivialité qu’il ne faut pas y aller frontalement. Finalement ,notre but c’est pas de galvaniser les gens de gauche, c’est de convaincre les gens de droite, c’est une autre stratégie. Et pour ça, il faut gommer Bourdieu, il faut pas utiliser le vocabulaire de Bourdieu. Il faut prendre toutes les valeurs, toutes les idées mais arriver à les traduire dans un langage beaucoup plus universel.
En même temps, vous faites référence de manière très claire à des recherches…
Il faut pas y aller frontalement sur le militantisme mais y aller frontalement sur la rigueur scientifique en essayant de convaincre des gens. Une journaliste nous a dit: «on sait tout ça, mais on ne sait pas à quel point». La question c’est: qu’est-ce que tu fais avec cette connaissance? Tu te dis «c’est partout comme ça», «c’est pas si grave», «on peut rien faire». Et c’est ça qu’on essaye de démonter: c’est grave, on peut faire des choses, et c’est pas partout comme ça.
Est-ce que vous pensez à une autre forme plus adaptée qui pourrait être jouée hors du cadre théâtral pour aller chercher d’autres publics?
Oui, on a déjà énormément de demandes au niveau académique, scolaire et institutionnel. Une députée PS voudrait nous faire jouer au parlement… C’est très important pour nous de traduire ça dans une forme portable assez rapidement. Et on a l’idée d’une deuxième adaptation pour les élèves parce que tel quel, ce n’est pas du tout fait pour eux. Il y a quelques classes qui viennent mais on limite. Parce que c’est pétri de tout ce qu’on dénonce. Le «curriculum invisible», par exemple, il y en a plein! Le curriculum invisible, c’est tout ce dont l’élève a besoin pour réussir mais que le prof ne lui enseigne pas, parce qu’il pense que ça va de soi. Ramené à notre spectacle, ce serait tout ce qu’on explique pas, tout ce qui est implicite et qu’on pense que tout le monde comprendra, alors que ce n’est sans doute pas le cas. Et quand tu ne comprends pas, mais que tu sens que tu devrais, parce que les autres autour de toi semblent comprendre, tu te sens con. C’est précisément ça qu’on veut éviter.
S’il y a quelque chose que je ne me pardonnerais pas vis-à-vis des élèves, c’est de les dégoûter du théâtre. Donc pour ne pas faire ce qu’on appelle en sociologie de la violence symbolique, on a décidé d’investiguer ce que le texte a comme effet sur les élèves. Parce qu’on n’a pas envie de présumer non plus en se disant «on va simplifier pour les élèves», car on ne sait pas comment ils vont le recevoir. On va donc l’adapter avec eux. On va travailler avec deux classes de secondaire, une à indice socio-économique très élevé, l’autre à indice socio-économique très faible et on va leur demander de nous expliquer point par point: le marché scolaire, le curriculum invisible, la menace du stéréotype. Voir ce que ça évoque chez eux, ce qu’ils ont compris et pas compris, comment eux le traduiraient, comment notre spectacle est perçu, pour éviter toute forme de violence symbolique. Mais la première chose que je veux vérifier c’est la nécessité de cette forme scolaire, si ça se trouve c’est pas si violent… j’en sais rien! J’aime bien l’idée de ne pas savoir. Ma crainte c’est qu’on fasse ce qu’on dénonce, on est bourré de curriculum invisibles, de références, d’implicite…
Comment faites-vous, justement, pour ne pas prêcher que des convaincus?
On va partout, on va au plus large, parce qu’on considère que ça a de l’intérêt pour tout le monde.
Est-ce que c’était difficile de garder ce registre non pamphlétaire, cette distanciation scientifique?
Pas pour moi. J’ai un problème avec la militance, de base. C’est un truc qui m’inquiète. On a tous des définitions différentes de ce que c’est militer, il y a des définitions très nobles auxquelles j’adhère mais moi je place l’objectivité au-dessus de tout. J’ai toujours peur que la militance crée des biais de confirmation, te pousse à ne retenir que les données qui vont dans ton sens.
Vous faites un travail de vulgarisation de théories scientifiques.
C’est ça. Cette rage qu’on avait s’est calmée au fil du temps. Parce que moi j’étais sur Vaneigem, «dresser l’animal pour qu’il soit rentable», voilà, c’est ça l’école! Et quand tu parles avec les sociologues, tout est plus compliqué que ça. Et j’aime bien ça. Ҫa tempère sur différentes choses, et principalement sur les responsabilités.
La responsabilité de Kevin, on peut la diminuer, il faut, parce que l’école rend Kévin pratiquement entièrement responsable de ce qui lui arrive et c’est ça le drame. Par exemple, les enfants favorisés, ils ont des «facilités», des «avantages». Donc on pourrait se dire que c’est facile pour eux mais derrière, ils ont aussi une très grosse pression, on les fait bosser dur. Du coup, quand ils réussissent, ils ressentent un sentiment de fierté né de l’effort qui légitime leur mérite. Et un sentiment sera toujours plus fort que toutes les explications rationnelles systémiques qui pointent leurs avantages, aussi pertinentes qu’elles soient. Annabelle Allouche travaille sur les émotions du mérite, c’est fascinant.
L’écriture du spectacle est une composition mêlée: de théories, de statistiques, de tableaux, d’anecdotes personnelle, de moments plus ludiques… Comment vous agencez tout ça?
On a mis deux ans. Le travail de formulation, c’est vraiment Arnaud et moi. On se disait: «Tu peux pas dire ça, ça fait prof». «Tu peux pas dire ça, c’est stigmatisant.» Et on a beaucoup travaillé avec notre metteur en scène, Antoine Defoort.
Il nous a challengé sur la structure: qu’est ce qui vient avant, qu’est ce qui vient après, quelles sont les transitions. Au départ on avait 87 pages, on est arrivé à 23. C’est de l’orfèvrerie, trouver la formule, l’enchaînement, le lien logique.
Sans doute qu’avec un tel spectacle, vous prenez aussi conscience d’à quel point vous êtes vous-mêmes des êtres sociologiques…
Quand on jouait La Convivialité à Paris, on louait un appartement. Un jour on rencontre le propriétaire, on lui demande ce qu’il fait, il nous dit: «je suis sociologue de l’éducation»; on répond: «quel hasard!». Et lui: «Hasard? Vous avez vu les photos de l’appartement, les meubles, vous avez compris que ça vous plairait.» Il n’y a pas de hasard. La sociologie, c’est un peu triste pour ça.
Vous avez des retours des sociologues dont vous avez mobilisé le travail?
On a beaucoup de remarques sur la précision. Par exemple, il y a un moment où on dit: «Hugues, il parle pas des héritiers, il parle des initiés», et Hugues nous dit: «c’est pas exactement ça».
Ҫa, on a beaucoup! Philippe Hambye, lui, il corrige carrément notre truc en disant «Là, il faut nuancer», mais on lui répond qu’on ne peut pas: «là tu tues ma punchline!»
La punchline ne s’accorde pas forcément bien avec la sociologie…
Avec la science en général. Un exemple qui a fait débat entre nous: les sociologues ne parlent pas de marché scolaire, ils parlent de «quasi marché scolaire». Pour dix raisons, notamment parce que l’État régule quand même. Sauf que si tu dis dans un spectacle «les écoles sont organisées en marchés», ça marche mieux que «Les écoles sont organisées en quasi marchés», parce que là tout le monde va se demander: «pourquoi quasi?». Et là t’es embarqué pour l’expliquer et si tu fais ça, tu digresses.
Dans Kévin, vous ne dégagez pas vraiment de pistes, pas de solutions…
On le fait, mais les gens ne l’entendent pas assez: c’est le résumé qu’on donne à un moment du spectacle. Le marché scolaire est un problème: luttons contre le marché scolaire. Comment? Au niveau politique; le décret inscription, c’est une réponse. «Éviter de mettre les élèves en situation d’échec», c’est du vocabulaire simple pour un truc de pédagogie qui s’appelle «l’objectif atteignable»: on apprend aux enseignants à mesurer leurs attentes pour que l’objectif semble toujours accessible parce que ça joue sur la motivation. Et ça évite d’enclencher ce cercle vicieux: «je rate et donc je pense que je suis nul».
Quand on dit «éviter de mettre l’élève en situation d’échec trop souvent», c’est le résumé de toute une théorie pédagogique qu’on ne va pas expliquer. Quand on dit «éviter de le mettre dans la classe de ceux qui ont tout raté», ça c’est au niveau politique, arriver à organiser les choses de manière différente.
Quand on dit «éviter de le comparer aux autres élèves», c’est un moyen de s’empêcher d’avoir ce biais de la reproduction de la courbe de Gauss. C’est le concept de «constante macabre» forgé par le chercheur en mathématiques et sciences de l’éducation André Antibi, qui se base sur le modèle mathématique de la courbe de Gauss: les enseignants ne peuvent s’empêcher de mettre un certain pourcentage de mauvaises notes. On se demandait à quel point c’est solide ces études et c’est désespérant à quel point ça l’est! En fait, la sociologie identifie des problèmes et quand on identifie un problème, on identifie déjà une solution.
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Kévin, Arnaud Hoedt et Jérôme Piron, cie Chantal & Bernadette
Équipe de création et mise en scène: Arnaud Hoedt, Jérome Piron, Antoine Defoort, Clément Thirion
Jeu : Arnaud Hoedt et Jérôme Piron
Création vidéo, décor et accessoires: Kevin Matagne
Création lumières, régie générale et direction technique: Charlotte Plissart
Conseils techniques et programmation: Nico Callandt
Assistanat Marcelline Lejeune
Développement, production, diffusion Habemus papam
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