Tiers-lieux, recette miracle
Grand Angle15 juin 2022 | Lecture 1 min.
Deux chercheuses, Karolina Svobodova et Emilie Garcia Guillen, et une conservatrice des bibliothèques, Mathilde Servet, mènent une conversation à bâtons rompus autour des enjeux qui traversent aujourd’hui l’univers des bibliothèques et de certains lieux culturels avec le bouleversement introduit par les modèles du «troisième lieu» (aussi appelé «tiers-lieu»). En mobilisant expériences de terrain et recherches empiriques, elles interrogent les éléments qui sont au cœur de ces transformations en en soulignant les tensions et les ambiguïtés.
Karolina SvobodovaMathilde, tu es à l’origine de ce terme de «troisième lieu» aujourd’hui très en vogue surtout dans le milieu des bibliothèques. Peux-tu revenir sur la genèse de cette idée de «bibliothèque troisième lieu»?
Mathilde ServetVers 2008/2009, on entendait beaucoup parler de la mort de la bibliothèque physique. C’était l’époque de Gallica3, le projet de bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France (BnF); on avait l’impression que l’avenir, c’était uniquement le numérique. Or, à la même période, dans les bibliothèques anglaises ou scandinaves, il semblait y avoir au contraire une recrudescence des publics au sein de lieux d’un nouveau genre, qui dessinaient d’autres voies possibles pour la bibliothèque.
KSD’où vient ce nom de «troisième lieu»?
MSPour Ray Oldenburg, le premier lieu c’est la maison, le deuxième le travail, et le troisième correspond à tous ces espaces qui permettent l’épanouissement de la vie communautaire informelle. L’appellation «third place library» revenait souvent sur des blogs aux États-Unis, mais ce n’était pas documenté: on voyait que le terme désignait des sortes de centres communautaires et sociaux, répondant probablement à une autre acception de la bibliothèque que celle qu’il y avait en France, et j’ai voulu creuser cette notion, que j’ai traduite par «bibliothèque troisième lieu».
Emilie Garcia GuillenEst-ce qu’au début ce n’était pas axé plutôt sur la dimension physique, sur l’architecture des bibliothèques?
MSEn effet, j’avais commencé à travailler là-dessus, sur l’architecture de ce nouveau modèle des «idea stores» qui émergeait alors à Londres.
On commençait à installer des bibliothèques dans des centres commerciaux. À Paris, par exemple, il y a le concept développé par Renzo Piano au Centre Pompidou, avec la piazza comme prolongement du lieu dans la ville.
KSTu dis que ces nouveaux lieux culturels qu’on rassemble sous le nom de tiers-lieux ou troisième lieu parviennent à faire se rencontrer des gens aux profils différents. Or, j’ai plutôt l’impression que ce sont des lieux adressés à des profils socioculturels homogènes, qu’on a là une certaine population qui produit des lieux à son image et affirme ensuite qu’il s’agit de lieux de fabrique de liens, qui ne sont pas réservés à une élite…
EGGDe quels types de lieux parle-t-on ? À mon avis, il y a de grandes différences entre des petites bibliothèques de quartier et des gros lieux culturels, où la «co-construction» et le «participatif» agissent comme un label marketing et «hype».
MSCe sont, en effet, beaucoup de petites bibliothèques qui se reconnaissent dans cette appellation de «bibliothèque troisième lieu», et qui veulent se démarquer des autres. Dans les gros établissements au contraire, l’appellation de «troisième lieu» peut faire peur, parce qu’elle éloigne de la bibliothèque classique et du livre, comme si elle la pervertissait.
EGG
Ce qui m’a frappée lors de mes recherches sur la conception d’une grande bibliothèque, c’est que tout le monde maniait cette notion très aisément, notamment les élus, comme s’il y avait derrière une stratégie de modernisation de l’image de la ville.
MSIl y a eu des confusions, certains directeur·ices de bibliothèques ont voulu à tout prix réaliser ce «troisième lieu» sans comprendre forcément de quoi il s’agissait. On a souvent pris ça uniquement par le prisme de l’aménagement de l’espace: créer des espaces cosy ressemblant à des cafés, mettre de jolies couleurs et une belle ambiance, et s’arrêter là. Or, c’est toute la dynamique humaine qu’il faut travailler. On s’est trop concentré·es sur l’aménagement, ce qui a parfois arrangé les professionnel·les, car ainsi il n’y avait pas trop à toucher au travail avec les équipes, les habitant·es ou les partenaires. On a alors assisté à une forme d’uniformatisation des bibliothèques, avec l’impression de voir la même chose partout, un peu comme dans des cafés Starbucks. Mais s’il n’y a pas un vrai travail derrière, il ne se passe rien, c’est même contre-productif dans certains cas. J’ai vu des bibliothèques, souvent en milieu rural ou dans des petites villes, où on met en place des initiatives qui arrivent vraiment à rassembler et à faire participer les populations.
KSPour Ray Oldenburg, ce qui fait le tiers lieu c’est son caractère neutre – un lieu qui ne soit pas marqué par les codes de telle ou telle population. Or, c’est souvent l’inverse qu’on remarque dans ces lieux contemporains… C’était ce que je mettais en lumière dans ma thèse, qui portait sur des tiers lieux culturels pionniers dans les années 1970 en Belgique – qu’on n’appelait pas ainsi à l’époque. Certains aspiraient à ce que tout le monde vienne en même temps, et ça n’a pas marché.
Ça a donné lieu à l’appropriation d’un seul public: celui qui avait le même profil que les fondateur·ices du lieu. Dans d’autres endroits, au contraire, on pouvait avoir une soirée de l’association de défense des droits des homosexuels et le lendemain la fête des travailleurs turcs. Les gens n’allaient pas se rendre à la même soirée, mais étant donné qu’ils ou elles venaient les un·es après les autres, c’était un peu la maison de tout le monde.
MSJe crois qu’il faut faire du sur-mesure, avec subtilité. Dans un même lieu, on peut très bien faire des choses pensées pour des publics spécifiques et d’autres où l’on va essayer de mélanger. Il faut aussi être un peu modeste dans ses ambitions, et peut-être essayer de créer des sas où un peu d’intermédiaire peut se produire. En outre, tout le monde n’a pas toujours envie de se mélanger, même si certain·es disent le vouloir.
KS Récemment, à Mons, dans le cadre de la réinvention de la Maison Folie, une étude a été faite pour essayer de comprendre de quoi les gens avaient besoin, et la réponse la plus fréquente c’était: «un lieu où l’on puisse organiser nos propres trucs»[1][1] Voir le projet https://maisonfolie.surmars.be/
MSPour moi, c’est la clef. Je me suis aperçue petit à petit que si tu choisis à la place des gens ce qui est bon pour eux, ça ne marche pas. Je pense par exemple aux «Rendez-Vous 4C» initiés à la bibliothèque des Champs-Libres, à Rennes – 4C pour Créativité, Collaboration, Connaissance et Citoyenneté. L’idée, c’est de mettre une salle à disposition des gens, où ils peuvent faire ce qu’ils veulent. La bibliothèque offre un cadre logistique. L’espace est très fréquenté. Dans l’idée de «tiers-lieu» il y a une dimension de gestion et de travail en commun, proche d’une philosophie du libre et de la culture des communs et de la co-construction. C’est tout cet aspect collaboratif qu’on retrouve dans le tiers-lieu, avec d’autres modèles de gestion, comme la gouvernance partagée.
EGGJe crois que cette dimension de partage et de gouvernance pose la question du pouvoir. Ce qui fait peur aux bibliothécaires, c’est de perdre du pouvoir, avec des craintes qui ne sont d’ailleurs pas du tout infondées. Si on fait appel à des bénévoles, cela entraîne aussi une dévalorisation de leur travail: quelle est la plus-value des bibliothécaires en tant que travailleur·euses? Je pense qu’il y a aux yeux de certain·es la peur d’un risque de dilution de l’expertise professionnelle, qui est réel, et qui est vécu très différemment parmi les bibliothécaires.
MSIl y a toujours eu beaucoup de bénévoles en bibliothèque, surtout en milieu rural. Le problème c’est plutôt qu’il y en a moins, car c’était souvent des retraités qui ne veulent plus faire ça! Et les nouveaux bénévoles auraient peut-être envie d’autre chose: pas seulement plastifier des livres, mais participer à des projets citoyens qui redonnent du sens au local. Aux «Rendez-vous 4C» à Rennes, on donne de la place aux gens, qui peuvent s’appuyer sur l’institution pour construire leurs projets. L’institution est alors comme un partenaire qui leur apporte des outils, mais sans les contraindre. Il faut accepter que ce soit un peu le bazar.
EGGÇa pose la question de la manière dont tu ajustes une part de maîtrise et d’organisation, tout en accueillant le débordement et le chaos.
Je pense à Bruno Latour, qui dit dans une interview au Monde, en 2006, que pour le politique comme pour les sciences sociales, l’enjeu est d’«organiser le tâtonnement». Comment fait-on des lieux ouverts au chaos, à la dispersion?
KSJ’ai l’impression que tous les lieux aujourd’hui se revendiquent «tiers-lieux», même l’université s’en inspire. Le café où on peut te recommander un livre – et c’est très sympa –, est-ce que c’est un tiers-lieu, où juste une chose humaine, qui fonctionne en soi? Si on l’institue ou l’institutionnalise comme tiers-lieu, n’y a-t-il pas un risque de dilution de la notion dans une société «créative», mais finalement un peu amollie et dépolitisée?
MS Cette dérive est dangereuse: si tout est «tiers lieu», ça ne veut plus rien dire. Le tiers-lieu, c’est de l’inachevé permanent qui ne peut pas être dupliqué, ça doit être profondément ancré dans un territoire. Et il faut accepter qu’il y ait des endroits qui ne sont pas des tiers-lieux… et ce n’est pas grave! La véritable essence du tiers-lieu, elle est complètement opposée aux injonctions et aux modèles, ce sont des espaces en mutation permanente. Peut-être qu’à un moment donné, sur un territoire donné, on n’aura plus besoin de tiers-lieux, mais d’autre chose. Un tiers-lieu fait sens à un moment donné.