Orlando: ma biographie politique, et des lieux qu’on habite ensemble
Émois17 mai 2024 | Lecture 5 min.
épisode 4/4
Il y a de ça quelques mois, Paul B. Preciado se trouvait au cinéma Galeries, à Bruxelles, pour présenter son film à deux salles combles et puis pour rester nous parler à la fin, avec gentillesse et concentration. C’était un évènement doux, qui a eu lieu lors des Pink Screens[1][1] Le Brussels Queer film festival, organisé par les asbl Genres d’à côté et Cinéma Nova, qui propose des séances de cinéma qui déconstruisent les normes et les genres et explore nos fiertés et dont le public était donc majoritairement constitué de personnes queers ou de leurs allié·es.
La réception en fut, heureusement, diamétralement opposée à celle reçue par le film Love Lies Bleeding lors du BIFFF (le Brussels International Fantastic Film Festival). La séance de ce film lesbien, réalisé par Rose Glass, s’y était vue ponctuée incessamment d’insultes et de remarques lesbophobes de la part du public, jusqu’à pousser les spectateurices queers hors de la salle suite à une absence outrageante de prise de position de la part du personnel du BIFFF. Je passerai les détails, la venue de la police pour «contenir» les personnes qui scandaient leur désaccord en dehors de la salle, parce qu’ils ont été abordés par d’autres que moi[2][2] Sur Lesbien Raisonnable, un article de Lauriane: Que s’est-il passé à la projection de Love Lies Bleeding au Bifff ?. Sur La Pointe, un article de Carl De Gussem. N’hésitez pas à vous renseigner, cependant.
Cet épisode répugnant illustre l’importance des espaces publics destinés à la communauté LGBTQIA+. Cela marque aussi l’absolue nécessité que nous continuions à raconter des histoires queers, puisque force est de constater qu’elles réveillent encore chez beaucoup mépris et objectification. Nous parlons de nous parce que nous méritons aussi nos mythes, nos romances, nos colères, nos rêves et nos vérités. C’est ce à quoi s’attelle Paul B. Preciado dans son film et c’est pour ça que je vais vous en raconter la séance. Parce que c’est précieux.
17h. Hall d’entrée absolument bondé, des têtes familières éparpillées dans la file, je me glisse comme je peux pour prendre un ticket. J’attends mon copain et sa collègue. Je me sens chanceuse d’être là, je me sens chanceuse d’avance d’entendre le réalisateur nous parler de son film, parce que je me sens chanceuse qu’on vienne me raconter ces histoires-là de transition.
On s’installe et la salle est quasi pleine, je me suis bien habillée, je me suis habillée comme je le voulais parce que je savais que le cinéma serait plein de gens queer et puis parce que j’avais envie de célébrer ce moment et de me sentir solide dans mes baskets. Mon copain accueille mes bas résilles et mon body bleu roi avec un peu trop d’enthousiasme pour ma pudeur mais ça fait du bien, quand même. Iel me prend la main et je me sens à ma place, là. Avec Paul et Janis Sahraoui, une actrice du film, qui viennent souriant·es introduire le film. La salle s’éteint et déjà les larmes me montent au nez. Elles s’en viennent parce que je sais que c’est un film réalisé par une personne trans et que donc, il ne s’agira pas d’apposer un discours théorique sur des vies théoriques mais qu’a priori, il s’agira de partager quelque chose de plus proche de la vie, de plus proche de la lutte, de plus proche du quotidien. J’ai envie qu’on me raconte car je ne vois pas ce qui pourrait, davantage que des histoires, me faire sentir plus proche d’autres possibles, d’autres réalités, de réalités aussi grandes que les matins, de possibles aussi grands que le torse de mon copain assis à côté de moi, quand iel caresse ses cicatrices et ses joies. La lumière s’éteint, les larmes me montent aux yeux et il ne s’est encore rien passé à l’écran.
J’avais raison de laisser cette émotion là s’en venir. J’ai compris pourquoi pendant, et j’ai compris pourquoi après, quand mon amoureux m’a dit que son prof de théâtre l’appelait Orlando, à l’époque, parce qu’iel aimait s’essayer aux rôles des deux genres. Sans doute pour d’autres raisons, aussi, maintenant qu’on y pense. J’ai compris pourquoi après, quand un·e de mes meilleur·es potes m’a dit que ce film était venu secouer des océans endormis et des tours de soi, sans encore de réponse mais avec cette certitude qu’il y avait là quelque chose à qui on avait donné voix en elle/iel/lui. Je me suis sentie chanceuse, de nouveau. D’avoir été là.
Le film: hé. C’était doux et fort et un peu cheap et un peu punk et un peu foireux, parfois. C’était pile et juste et déchirant, parfait, d’autres fois. C’était intelligent et inventif et féroce et instructif et poétique et changeant. J’ai ri, j’ai été attendrie, je me suis concentrée pour comprendre le propos ou simplement j’ai regardé des gens fort fort dans les yeux.
Paul B. Preciado nous expliquera plein de choses à la fin, lors du Q&A. Il nous a raconté qu’ARTE l’avait d’abord approché pour faire un film sur lui, un genre de biographie. Qu’iels voulaient trouver quelqu’un pour réaliser ça. Évidemment Paul n’avait pas franchement envie qu’un mec cis vienne faire un film pour raconter sa vie chronologiquement. Alors il a sorti une idée comme ça, en réunion avec ARTE – je sais pas bien comment ça se passe, dans le monde du cinéma mais enfin, on a l’image. Il a dit: On pourrait faire une adaptation-documentaire de Orlando, de Virginia Woolf. ARTE a dit: Ah ouais super. Mais tu veux dire quoi par là ? Il a dit: Je sais pas. Puis il a fait un film.
Ça parait simple comme ça mais en fait, peut-être que c’était pas si compliqué. C’est le réalisateur qui le dit. C’est parti d’une idée, d’un peu d’argent et de gens intelligents et tendres. Dans le film y a des tas de personnes trans, et toutes ces personnes jouent Orlando, et dans la bouche de ces personnes, et sur les corps de ces personnes se mêlent leurs vies et celle d’Orlando, telle qu’écrite par Virginia. Dans les mains de Paul B. Preciado c’est ça que c’est devenu, «une adaptation documentaire de l’Orlando de Virginia Wolf»: un récit où des gens parlent. Iels parlent d’eux, et iels sont Orlando. Iels ont ses mots en bouche et les leurs aussi, iels portent une armure ou une veste en cuir, iels vont chez le psychiatre, iels s’endorment sur une statue, iels envoient des mails, s’injectent de la testo, promènent leur chien, éconduisent des lady machin et des comtesses trucs, iels sont ambassadeureuses à Constantinople et portent des épées et se font des mamecs et iels tombent amoureuxses de Sacha sous la neige et l’attendent jusqu’à ce qu’iel n’arrive pas. C’était ça, ce film: Paul s’est rendu compte qu’Orlando n’était pas mort, qu’iel s’incarnait dans des milliers de pas dans nos rues et qu’on pouvait faire appel à elleux pour raconter leurs histoires.
Ce que j’aimerais préciser, tout de même, c’est que c’est un film pour enfants. C’est Paul qui le dit. Je crois que je le comprends. Et nos jeunes Orlandos à l’écran et devant lui sont une promesse d’espoir et de lutte qu’il est hors de question d’ignorer, et qu’il est urgent de nourrir. Il n’y a pas, ici, d’histoire à résumer. Vous pouvez lire le bouquin, que je n’ai d’ailleurs jamais fini, si vous souhaitez des péripéties et des aveux amoureux.
Il y a en revanche beaucoup d’histoires qui n’ont pas de résumé puisqu’aucune fin, des commencements multiples et changeants, et des espoirs que je veux voir vaincre à tout prix. J’ai les larmes qui me montent aux yeux à nouveau ce matin, et je sais pourquoi.
Depuis cette séance, j’ai revisionné ce film avec ma maman. C’était aussi un moment doux, ponctué d’incompréhension mais surtout empli d’une écoute sincère. Je n’ose imaginer la douleur que ça aurait été, de recevoir ce film dans un contexte de moquerie et de haine tel que fut celui du BIFFF. J’insiste beaucoup sur l’importance des lieux publics, dans cette série d’articles, parce que ce sont des réalités que l’on partage mais qui oublient trop souvent de nous inclure. J’aimerais cette fois appuyer sur la nécessité des histoires, et des raconteureuses d’histoires queers. C’est par elles, aussi, qu’on va se faire une place dans les réalités que sont les esprits des lecteurices, des spectateurices, de ma maman qui écoute si bien, et dans les lieux qu’on habite ensemble.
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