Mutualiser… une (nouvelle) politique culturelle?
Grand Angle18 février 2024 | Lecture 4 min.
En novembre 2023, la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) publiait le résultat des demandes d’aides structurelles en arts de la scène, instaurant par la même occasion un nouveau cadre légal institutionnel. Ce nouveau décret inscrit plusieurs modifications par rapport à son prédécesseur. C’est le cas de la mutualisation, qui devient désormais un critère d’évaluation à part entière pour les structures de service[1][1] On pense au bureau de diffusion, de production, des centres de recherches…, de diffusion[2][2] Défini comme les lieux de diffusions (uniquement) ainsi que les festivals. et les contrats-programmes[3][3] Regroupant tous les types de structures (création, diffusion et service) et ainsi à la fois des institutions scéniques et des compagnies artistiques.. Mais que représente ce terme de «mutualisation»? Quels sont les objectifs de la FWB en imposant cette dynamique à toute une série de ses opérateurs reconnus? Et pratiquement, comment penser la mutualisation dans nos pratiques quotidiennes? Quel impact sur nos activités? Quelques réflexions autour de la mutualisation (pas si nouvelle) des arts de la scène.
Mutualiser, pour qui, pour quoi?
«Mutualisation: processus qui vise à mettre en commun des ressources et des compétences entre opérateurs et professionnels du secteur des arts de la scène, dans une optique d’économies d’échelles et de répartition plus efficiente des moyens.» (décret-cadre relatif à la reconnaissance et au subventionnement du secteur professionnel des Arts de la scène, art.1, 27°)
Petit retour dans le temps. En 2020, alors que le secteur est figé par la crise sanitaire, le cabinet ministériel missionne un groupe de 40 représentants des arts vivants pour dresser les lignes d’une future politique culturelle[4][4] https://linard.cfwb.be/files/Documents/futur-culture.pdf. Parmi toute une série de recommandations, la mutualisation est nommée comme soutien essentiel à la création. Le projet de loi s’empare alors de la notion pour renforcer «[…] le soutien à la recherche, à l’émergence et à la création et favoriser l’accessibilité […]» mettant l’artiste et la création au centre de cette dynamique. Le décret voté, la mutualisation obtient une définition officielle, devient un critère d’évaluation pour une partie des opérateurs subventionnés et s’inscrit dans des objectifs clairs.
En très peu de temps, «mutualiser» devient un incontournable du paysage culturel en train de se redessiner. Et il s’agit de l’inscrire dans la durée. Si la mutualisation apparaissait déjà (à une reprise) dans le décret de 2016, c’est un tout autre concept qui s’y inscrit pour la première fois : la durabilité[5][5] «Caractère pérenne et soutenable d’un projet sur les plans artistique, économique, social et environnemental.» (Décret-cadre relatif à la reconnaissance et au subventionnent du secteur professionnel des Arts de la scène, art.1, 28 °).. La notion de développement durable qui traverse notre société et notre époque fait désormais partie de la politique culturelle, au même titre que la mutualisation. Jusqu’à présent, les démarches durables étaient individuelles ou citoyennes, chaque artiste, compagnie ou théâtre s’interrogeant sur ses propres pratiques, en s’attaquant à l’impact écologique (le plus souvent) des productions. Désormais la durabilité sous ses différents aspects (équilibre financier, impact environnemental, bien-être social…) s’inscrit définitivement dans le décret-cadre, au côté de la mutualisation qui en est une application concrète. Encore faut-il savoir que mutualiser et comment.
Mutualiser, quoi, comment?
Une première manière de mutualiser concerne les «ressources».
Pour un certain nombre de structures, ce terme regroupe le matériel concret que des opérateurs prêtent ou mettent à disposition des artistes. Il peut s’agit de décor, de costumes, de matériels/accessoires divers ou encore de matériel technique et de véhicules, ou encore même la mise à disposition de studio et de salles de répétition. Ce premier type de mutualisation ne dépendra alors que de la disponibilité de ces ressources. De l’autre côté, la mutualisation des «compétences» concerne directement les individus travaillant de près (ou de plus loin) dans le secteur culturel. Les structures de services et de diffusion (ainsi que les structures contrat-programmées) sont donc invitées à mettre à disposition des artistes du personnel qualifié pour répondre aux besoins de leurs créations: chargé⸱e de production, de communication ou d’administration; comptable; dramaturge associé⸱e et personnel d’ateliers… la mutualisation des compétences s’imagine large et diversifiée. C’est tout un réseau qui entoure l’artiste et se met au service de son processus de création. La production artistique ne se pense plus solitaire, mais collaborative (voire collective).
Mais finalement, en imaginant les manières de mutualiser, on se rend vite compte que ces pratiques sont déjà ancrées dans le secteur culturel. On peut penser aux compagnies qui se partagent un studio; aux théâtres et centres scéniques qui mettent à disposition salle et matériel. Ou encore les réseaux de scénographes et costumièr⸱es qui vendent, donnent ou mettent à disposition décors, costumes et accessoires qui ne sont plus utilisés. Ou même encore les locations et prêts de camionnettes pour le transport des équipes artistiques et de leur matériel pendant les tournées. À des degrés divers, le secteur des arts vivants mutualise et collabore, c’en est presque sa nature première et son mode de fonctionnement. Habitué aux coupes budgétaires et aux budgets réels bien en deçà des budgets prévisionnels, le secteur s’entraide et se soutient par tout un réseau officieux
Si mutualiser n’est pas nouveau, on peut alors se demander si l’arrivée du terme de «mutualisation» dans le décret ne vise pas à officialiser tout ce réseau informel qui a lieu dans le secteur des arts vivants. Et dans ce cas, à qui bénéficie l’inscription de la mutualisation dans le décret-cadre?
Mutualiser, à quel prix?
En en faisant un critère officiel, la mutualisation n’est plus laissée libre à l’appréciation des structures, mais devient un motif valable de soutien budgétaire ou non. Et c’est peut-être bien là que le bât blesse. Dans un objectif «d’économies d’échelles et de répartition plus efficiente des moyens», la mutualisation devient un argument de réduction et de répartition des budgets. Il en revient ainsi aux commissions et à l’administration de juger la pertinence des mutualisations et des réseaux collaboratifs, mais aussi de les financer plus ou moins. Pourtant la loi de Baumol[6][6] Cette loi économique des années 60 est utilisée à de nombreuses reprises dans les politiques culturelles pour justifier l’intervention de l’état dans le subventionnent des arts vivants. nous prévient que les économies d’échelles sont difficiles à obtenir dans un secteur dont les coûts de production sont constitués en grande majorité des salaires. La rentabilité des représentations, quant à elle, est réduite au minimum, voire est inexistante dans certains contextes[7][7] La participation à un festival peut parfois être un investissement financier important dont les résultats de visibilité et de programmation ne sont jamais garantis..
Dans un milieu dont on connait la précarité des conditions de travail[8][8] À ce sujet, les deux articles de Julie Feltz et Lauriane Jaouan montrent la grande précarité des différents opérateurs culturels, qu’ils soient artistes ou gestionnaires administratifs et de production., toutes coupes budgétaires ou réduction des moyens impactent (le plus souvent) les artistes. Le nombre d’interprètes est réduit au fur et à mesure[9][9] Isabelle Meurens réalise un article dans Contredanse n°87 montrant la diminution progressive du nombre d’interprètes en danse passant d’une moyenne de 4,5 dans les années 1990 à une moyenne de 2,5 depuis 2020.. Le travail de production et d’administration (lorsqu’il est porté par l’artiste) est invisibilité, non rémunéré, et n’apparait pas sur les budgets de projet. Des semaines de répétitions sont supprimées, les cachets (lorsqu’il y en a) sont réduits au minimum salarial contribuant à la précarisation des artistes face à l’augmentation toujours progressive du coût de la vie.
Mutualiser pour réaliser des économies d’échelles n’est donc pas sans risque pour un secteur non marchand dont la survie dépend de subsides publics et de réseau de partenaires. Pour des opérateurs structurés, la mutualisation de compétences passe par la mise à disposition de leur personnel qualifié dont la charge de travail est déjà très intense. Car si la mutualisation de ressources est souvent synonyme d’économies et développe un réseau de collaboration, la mutualisation de compétences peut, en revanche, augmenter la charge de travail, et donc nécessiter plus de moyens financiers pour engager du personnel qualifié.
Les artistes et les petites compagnies ne tombant pas sous le joug de la mutualisation deviennent alors dépendantes de ces structures tierces et des réseaux de collaboration préexistants, officialisés et surchargés. On peut se demander quels seront les accès à tous ces réseaux qui se renforcent. Quelle place pour les artistes émergents ou appartenant à la diversité qui peinent déjà à obtenir une visibilité et des partenariats durables dans les réseaux existants? Une mutualisation basée sur des collaborations officieuses ne viendrait-elle pas renforcer des relations inégalitaires et concurrentielles?
Ainsi, alors que le paysage culturel est redessiné pour plusieurs années, il est essentiel de se poser la question des mutualisations que nous souhaitons mettre en place. À la perspective des prochains bouleversements politiques, d’un futur social, environnemental et économique qui s’assombrit et d’une ambiance identitaire et de repli sur soi, donnons à la mutualisation les moyens de devenir un outil collaboratif et d’entraide, et non un réseau d’entre soi ou un motif de réduction d’un budget déjà bien mince.
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