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Jusque dans nos lits, SOKL, Blikfabriek, Anvers ©Anne Reijniers

Politique de la douceur

Grand Angle

C’est au cœur des Marolles qu’on s’installe pour cette conversation avec Lucile Saada Choquet, dans un lieu qu’elle chérit. Ici ça sent le gingembre et le bissap, le café embaume et le vin nature a des histoires à raconter. Ici l’été, bavardages et concerts débordent sur le trottoir. En cette fin d’après-midi de fin d’hiver, des bougies dorent l’atmosphère veloutée de notes jazzy. Actrice, performeuse, metteuse en scène, dramaturge, Lucile Saada Choquet a fait de MG Boutique son QG du dimanche. Pas par hasard. Gia Abrassart a ouvert cet écrin comme une prolongation du Café Congo, vaste lieu de liens où se trouve accueillie et mise en avant la culture congolaise. 

Café Congo où, grâce à un accompagnement assidu et précieux, vit le jour Jusque dans nos lits, en mai 2021.

Dramaturgie de l’hospitalité

« Se voir ici avait énormément de sens pour moi. Parce que Café Congo et Gia ont été des soutiens dès le début. Parce que dans mon travail actuel – tant les nouvelles présentations de Jusque dans nos lits que le nouveau processus de recherche en cours –, j’essaie d’établir une dramaturgie de l’hospitalité: créer les conditions d’un accueil, pouvoir faire émerger une parole. Il y a un héritage. Je m’inscris dans une lignée de pratiques que je côtoie, que je salue, dont j’ai bénéficié. Et dont je veux donner à d’autres l’occasion de bénéficier. »

Une «pensée rhizomatique» que Lucile Saada revendique. Une affinité de plus avec ce lieu où s’alignent, embouteillées avec soin, les vertus tonifiantes et puissantes du gingembre, sacré rhizome. 

Une forme de résistance face à un système qui exploite…

«Ma manière d’aborder le travail – l’intersectionnalité, l’enchevêtrement, l’enchâssement – me font tisser une toile. Celle qui me fait dire, quand je suis ici: on ne vient peut-être pas des mêmes endroits, mais on se retrouve. C’est l’affirmation du vivant. Une forme de résistance face à un système qui exploite, exproprie, favorise l’extractivisme, pratique l’écocide, organise la destruction du vivant, c’est-à-dire de toute forme de résistance.»

À ce «système tentaculaire impérialiste», l’artiste répond par d’autres tentacules, ceux de sa «pensée rhizomatique», adaptative, évolutive. Et par le choix de l’art vivant, malgré les obstacles qui le jalonnent, la précarité qui y règne. «Il s’agit d’être dans des matériaux sensibles. Si je m’engage dans des aventures artistiques, c’est parce qu’il y a un besoin d’émotion, d’intensité. Et si cette intensité est belle, c’est parce qu’elle est mouvante.»

Depuis sa création en mai 2021 à Café Congo, et alors que pas un mois ou presque n’a passé sans que sa créatrice pose son dispositif dans un lieu différent, Jusque dans nos lits a bougé, forcément évolué. Nécessairement parce que chaque séance diffère des autres, tributaire de ce qui se dira, s’échangera, se taira même sur ce lit, parmi les rideaux de tulle qui l’encadrent.

Lucile Saada Choquet à propos de Jusque dans nos lits, présenté en juillet 2022 au Festival au Carré, à Mons.

Le principe: la performeuse convie parmi le public les personnes racisées – noires, arabes, berbères, métisses, asiatiques, latinas… – qui le souhaitent, individuellement, à venir la rejoindre sur ce lit pour un temps donné. Le dialogue qui se noue là embrasse les expériences et les vécus, de la charge raciale, de la discrimination, du rapport aux origines, les obstacles et les joies, la vulnérabilité et la puissance des corps divers.

Le refuge et le chemin

«Ce dispositif me permet sans cesse de le vivre autrement, avec des personnes différentes, dans des lieux différents. C’est accentué par la réflexion menée – avec Inès Isimbi, responsable de la direction technique – sur la scénographie du public. On rediscute à chaque implantation de où et comment vont s’installer les spectateurices.» Après la grande salle du Varia en septembre, c’est ainsi dans la salle de répétition du Studio qu’est à présent montée la structure, impliquant un rapport plus proche. «Au-delà de l’architecture du dispositif, ce qui évolue c’est bien sûr mon cheminement d’artiste. Y compris les textes, mes adresses au public, mon positionnement, mon accueil. Au Varia par exemple, on a entamé un travail avec les cheffes de salle, elles-mêmes racisées, qui font le lien avec le projet et y sont incluses en amont.»

Car une part du propos de cette installation-performance – et de la réflexion de Lucile Saada Choquet – est de questionner la place des personnes non blanches, de leurs créations, de leur travail, de leurs réseaux, dans des institutions dont les directions relèvent encore, dans leur écrasante majorité, des schémas dominants. 

«Si cette proposition nous concerne toutes et tous, quel engagement suppose-t-elle, quelle traduction en actes implique-t-elle?» Le Varia, que dirige Coline Struyf, a opté pour une «stratégie complice» en choisissant d’accueillir Jusque dans nos lits à trois reprises dans la saison 22-23. «On n’est pas antiraciste ou décolonial pour un jour ou un moment, en passant. C’est un mouvement qui traverse l’année. C’est le pari du nous, au sens où l’entend la militante Houria Bouteldja dans son essai Beaufs et barbares. Comment on fait pour se rencontrer? Dans le dispositif de Jusque dans nos lits, il y a une radicalité qui doit aussi exister à l’échelle de l’institution qui l’accueille, qui choisit d’entrer dans ce dialogue. Et aussi d’accompagner une artiste en chemin.»

Le réconfort, l’écoute, le soin: voilà, outre les questions politiques qui peuvent s’y déposer, ce qu’offre Jusque dans nos lits.

Une radicalité de la douceur, par laquelle l’artiste répond aux angry black women, avec leur légitime colère souvent brandie en étendard. «Je voyais des personnes racisées militantes épuisées, à bout de force. D’où le besoin d’un espace de soin, où on ne va pas éduquer, où on peut se reposer. Toujours avec cette tension: le monde dehors est très violent; dans cet espace à nous, fait pour nous et par nous – et forcément pas sans nous –, certaines personnes peuvent parler, d’autres pas, doivent se taire, apprendre à écouter.»

Le réconfort, l’écoute, le soin: voilà, outre les questions politiques qui peuvent s’y déposer, ce qu’offre Jusque dans nos lits. «J’essaie de faire ma part, à mon échelle.»

Jusque dans nos lits, Fatsabbats © Aria Ann

Rencontres, résidences, résonances 

Sur ce chemin, les personnes que l’on croise ou aux côtés desquelles on avance se révèlent parfois – souvent – déterminantes. Les personnes et les lieux, d’ailleurs. 

Au printemps 2022, nous conversions avec Lucile Saada Choquet sur un banc du parc Lafontaine, à Montréal. Elle avait pris part, avec une vingtaine d’autres, d’horizons divers, aux Rencontres internationales proposées par le Festival TransAmériques à un groupe de jeunes artistes et critiques. Alors en phase d’observation autant que de participation, notre interlocutrice bouillonnait de questions, de doutes, d’envies. Rétrospectivement, quel regard porte-t-elle à présent sur cette immersion au FTA?

«C’est intéressant de voir comment les questionnements voyagent et trouvent de l’écho dans un ancrage géographique. Comment leur aspect géopolitique se transforme. Ce n’est pas la même chose de soulever la question décoloniale à Montréal qu’en France, en Belgique, en Algérie ou au Congo. C’est ça qui a changé. Je voyage avec mes sujets, mes questionnements, que j’aille au Grütli à Genève ou au Théâtre de Poche à Hédé-Bazouges, dans un environnement beaucoup plus rural. Si je suis en Europe, je fais partie des personnes qui se considèrent comme le sud du nord. J’espère partir en résidence en Éthiopie dans l’année qui vient; je sais que là je représenterai le nord du sud.»

Quant à Montréal, qu’on sait cosmopolite et imbibée d’Europe, elle reste une métropole nord-américaine, avec sa géographie typique, son architecture. 

«Quand je suis arrivée là-bas, c’était ma première fois en Amérique. Or je suis un corps politique. Qu’est-ce qu’un corps noir dans ces espaces? Naturellement il s’agit de penser sa place, la place des communautés. À Montréal je sens que je suis Européenne, immergée dans une autre expression du capitalisme, du colonialisme, et mon corps y réagit.»

Il y a la ville, et puis le festival (dont le programme, pour l’édition 2023, sera dévoilé prochainement), les échanges, les à-côtés. «J’ai découvert les cliniques dramaturgiques, assisté à des conférences avec des personnes autochtones, fait la connaissance d’artistes de certains spectacles – dont Étienne Minoungou [qui y présentait Traces Discours aux nations africaines de Felwine Sarr] que j’ai retrouvé ensuite à Avignon –, rencontré une vidéaste sur recommandation de Cathy Min Jung…»

Pareillement, le Prix Jo Dekmine décerné par le Théâtre des Doms, à Avignon, a offert à sa lauréate de 2022 Lucile Saada Choquet, outre «la reconnaissance d’un travail d’équipe», l’occasion à nouveau de rencontrer des artistes, des pratiques, des visions. «C’est essentiel, le processus est un chemin perpétuel.»

Revoilà le rhizome: des continuités qui s’esquissent, des résonances qui jaillissent et qu’on ramène avec soi, pour les faire rejaillir ailleurs, autrement. 

La communauté des personnes adoptées

Parmi ces résonances – tandis que sa performance poursuit sa route –, «il y en a une très claire en ce moment», nous explique Lucile Saada, sélectionnée pour participer, parmi 15 artistes, au réseau Future Laboratory mené par 12 institutions européennes dont, pour la Belgique, le Théâtre de Liège. Dans le sillage de Jusque dans nos lits, voire en découlant, ce nouveau projet en cours porte sur «l’adoption transraciale et transnationale comme pratique coloniale». Née à Djibouti et adoptée, bébé, par une famille française à la campagne, la performeuse a rencontré, dans le dispositif de sa performance et autour, depuis deux ans, de nombreuses personnes adoptées. «J’ai identifié un nouveau besoin de rencontre et de non-mixité avec cette communauté», explique-t-elle. Dans le cadre du programme européen, qui court jusqu’à l’automne 2024, elle a bénéficié d’une première résidence au TNS, à Strasbourg. Deux autres suivront, l’une dans la périphérie londonienne, l’autre à Luxembourg.

Il s’agit d’un programme de recherche, sans injonction à la production d’un spectacle, précise-t-elle. «Pour moi qui suis constamment en train de chercher mon langage, c’est précieux. À partir de mes questionnements, j’établis des dispositifs que je mets à l’épreuve du réel, du vivant, dans la pratique. Lors de ma résidence au TNS, par exemple, j’ai lancé une invitation aux personnes adoptées pour échanger avec moi dans un cadre privé.» La réceptivité était au rendez-vous et les réponses on fusé, se réjouit la créatrice.

Sous le titre (provisoire) de Qui adopte qui, et bien avant que s’esquisse la forme que prendra le projet, «pour le moment, ce qu’il y a de concret, c’est que c’est en train de se faire: creuser, chercher, mettre en place une méthodologie décoloniale, créer des conditions à l’intérieur du grand cadre de recherche. Je voudrais montrer en quoi l’adoption est une pratique coloniale – et plutôt dans le champ des arts vivants. Il y a déjà toute une littérature, et même des films, sur l’adoption transnationale. J’ai aussi des soeurs et des amies qui se mettent au travail sur des questions semblables. Consolate Siperius notammement travaille sur ce sujet pour son installation-performance Un retour. Je lui apporte tout mon soutien dans sa démarche singulière. Plus nous serons nombreuses et nombreux à en parler, plus une critique pourra émerger, une diversité de point de vue. Souvent ce sont les adoptants ou les travailleurs sociaux qui prennent la parole à propos de l’adoption. Comment inverser cela pour entendre les premiers et les premières concernées? De plus en plus, des personnes adoptées se constituent en collectif pour demander justice, droit, accès aux dossiers… Il y a tant de trafic et de traite des êtres humains… Je m’inscris dans une communauté en mouvement sur la réappropriation de ces histoires.»

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