Circassienne, le saut dans le vide
Grand Angle3 juillet 2022 | Lecture 4 min.
épisode 3/3
D’ordinaire, le risque au travail est un critère péjoratif dans la définition des conditions de travail, ainsi qu’un argument de négociation salariale. Pourtant, l’artiste de cirque, lorsqu’iel effectue une acrobatie périlleuse, sans tapis sous son agrès pour ne pas que celui-ci jure avec l’esthétique de la scénographie, iel n’a pas d’augmentation de cachet. Ici, la prise de risque va au-delà d’une clause contractuelle, elle est un élément essentiel de la pratique artistique circassienne depuis toujours. Ainsi, l’artiste va se soumettre volontairement à une véritable ordalie [1], avec le public dans le rôle du jugement divin.
Les jeunes artistes se lancent à corps perdu dans une course à la performance, en oubliant parfois d’appréhender la blessure. Et malheureusement, si certains accidents peuvent marquer une étape dans cette prise de conscience, d’autres forment de véritables ruptures. La prise de risque prend alors une ampleur nouvelle. Au-delà de l’instant du danger, elle va user le corps physiquement, et engendrer des angoisses vis-à-vis des conséquences plausibles sur la carrière. L’apprentissage de la prise de risque est donc un élément clé dans l’apprentissage du métier, bien que cela reste une question fortement banalisée dans beaucoup de formations professionnelles.
Apprendre la gestion de la peur, le dépassement de soi, l’écoute de son corps… Ces notions sont, qui plus est, encore fortement associées à des genres. Comme l’analyse Pascale Molinier [3], le fondement du clivage entre hommes et femmes face au risque réside tout particulièrement dans la gestion des émotions, et plus spécifiquement la peur. Les femmes auront la fâcheuse tendance à douter plus que les hommes de leurs compétences, et à s’imputer une part importante des erreurs. Du côté des hommes, l’injonction à la virilité les encourage vers un moral anesthésié au profit d’un courage sans faille. Ce fantasme de l’invulnérabilité, ce déni du risque en vue de contrer la peur et de réaliser une figure périlleuse sont issus d’un conditionnement et d’une perpétuation de vieux schémas ancrés qui vont s’infiltrer dans la formation des artistes.
Dans les écoles de cirque professionnelles, les enseignant∙es ne sont pas à l’abri de ces conditionnements, et il arrive encore bien souvent que l’on observe un effet pygmalion: l’amélioration des performances d’un∙e élève se verra influencée par le degré de croyance en sa réussite que lui communique l’enseignant∙e. Or, si lesdites croyances sont elles-mêmes influencées par le genre, même inconsciemment, cela accroît considérablement l’écart de progression. Les femmes seront confortées avec des «bravo c’est super» pleins de bonnes intentions, quand leurs pairs masculins seront poussés dans leurs retranchements pour aller toujours plus loin, toujours plus fort. Une différence de traitement en fonction du genre qui s’amenuise aujourd’hui mais qui reste encore extrêmement problématique. Cette bravoure masculine, construite de toutes pièces, pousse les circassiens à une méconnaissance du risque réel, quand en parallèle, les circassiennes se voient coupées dans un élan qu’elles doivent déjà s’inculquer seules.
Heureusement, le nouveau cirque développe des nouvelles esthétiques qui vont mettre en jeu tout autant la performance que l’échec [4]. Mais il ne faut pas s’y méprendre, cette mise en jeu de l’échec n’efface pas pour autant le risque réel, bien au contraire. Les artistes auront tendance, par souci esthétique notamment, à faire passer les mesures de sécurité au second plan. Par exemple, en trapèze fixe (sans mouvement de ballant), iels sont très peu nombreux∙ses à garder leur tapis de réception lors des représentations. Ce rapport artistique au danger crée une ambiguïté: c’est souvent au moment de la chute que la prise de risque, jusqu’alors considérée comme une démonstration du travail, devient une faute professionnelle.
Ces relations genrées à la prise de risque trouvent leur source principale dans les périodes de formations. C’est donc à ce niveau-là qu’il faut agir. Chaque artiste aurait à gagner d’une meilleure appréhension des risques liés à sa pratique professionnelle, en dosant de façon plus saine et plus consciente la recherche de performance, l’acceptation et la gestion des émotions, les limites de la volonté esthétique, etc.
Si les arts du cirque ont fait beaucoup de progrès dans la diversité et l’inclusivité de leurs propositions artistiques, le milieu a encore du chemin à parcourir avant de pouvoir prétendre à être un modèle de progressisme. Que ce soit dans la représentativité des femmes[5], des minorités de genres ou des personnes racisées; mais aussi dans la pratique même des diverses disciplines et dans l’apprentissage sensible des spécificités corporelles de chacun·e.
S’engager dans une carrière d’artiste de cirque, c’est mettre en jeu son intégrité physique, et la formation persiste dans les clivages genrés à ce niveau. Mais c’est aussi une prise de risque à l’échelle d’une vie, et ce d’autant plus pour les femmes. Au-delà du danger dans la pratique, ce sont des métiers particulièrement précaires, instables, décrédibilisés et laissés pour compte par la majorité de nos constructions sociales et sociétales. Il s’agit alors de donner aux femmes et aux minorités la possibilité d’assurer leur propre sécurité à tout point de vue, et qu’elles soient alors libres de prendre le risque qu’elles veulent.
- Métaphore inspirée de l’article: FOURMAUX, Francine. 2006. « Le nouveau cirque ou l’esthétisation du frisson. » dans Ethnologie française. 2006. Vol. 36, n° 4, p. 659-668.
- LEGENDRE, Florence. 2016. « Devenir artiste de cirque : l’apprentissage du risque. » dans Travail, genre et sociétés. 2016. Vol. 36, n° 2, p. 115-131.
- MOLINIER, Pascale. 2000. « Virilité défensive, masculinité créatrice. » dans Travail, genre et sociétés. 2000. Vol. 3, n° 1, p. 25-44.
- FOURMAUX, Francine. 2006. « Le nouveau cirque ou l’esthétisation du frisson. » dans Ethnologie française. 2006. Vol. 36, n° 4, p. 659-668.
- D’après l’étude La Deuxième Scène sur la présence des femmes dans le champ des arts de la scène en Belgique, le pourcentage des structures du secteur cirque-rue-forain qui sont dirigées par des femmes est de 10%, contre 43% de direction mixte et 47% de direction masculine.
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