Du métier passion à l'omerta
Grand Angle9 janvier 2024 | Lecture 7 min.
La passion étant pourtant encore au centre des dynamiques de création, cet article, basé sur une étude empirique réalisée dans le cadre d’un mémoire de master, questionne le fonctionnement poreux et informel du secteur théâtral en Fédération-Wallonie Bruxelles.
La série d’entretiens menés pour cette étude avec des directions, des comédien·nes et metteur·euses en scène a révélé des dynamiques difficiles à saisir de l’extérieur, mais pourtant de plus en plus identifiées comme vectrices de malaise et d’anxiété par celles et ceux qui pratiquent le métier au quotidien. Si certain·es de ses protagonistes arrêtent carrément de pratiquer, d’autres modifient leur comportement afin de s’y sentir plus à l’aise. Il y règne une forme d’omerta, de silence sur certaines pratiques, laissant place à toutes formes de dérives menant parfois à des rapports de travail délétères, voire à des violences institutionnelles. Mais d’où vient ce malaise au sein du secteur? Au fil des rencontres, sont apparues quatre caractéristiques propres au milieu théâtral et propices aux dérives: le métier passion, l’entremêlement entre vie privée et vie professionnelle, la place de la séduction dans les relations de travail, et l’importance du réseautage et de l’entre-soi.
Le métier passion: un engagement total pour travailler à tout prix
Exercer un métier passion, c’est exercer une profession qui coïncide avec nos points d’intérêts et de loisir, créant une limite floue entre le travail et la passion. C’est un travail que l’on fait parce qu’on l’aime et qui nécessite donc un investissement total à son art. La passion, sous le couvert de la vocation et de l’amour de l’art, excuse une grande partie des conditions de travail et de vie des artistes. Elle est d’ailleurs une qualité nécessaire à la réussite et il est possible d’analyser une injonction sociale dans le milieu des arts de la scène, à la passion. Autrement dit on ne pourrait pas être doué·e artistiquement si on ne se donnait pas corps et âme au théâtre. La passion est donc nécessaire à la réussite.
Sous ce prisme donc les artistes n’ont pas besoin de manger, de se loger, de fonder une famille, de se soigner ni de partir en vacances. Le théâtre est censé être leur seule priorité. Ce métier passion justifie donc un investissement de soi si conséquent au point de dépasser ses limites physiques et émotionnelles, et de souffrir pour le bien de la création. Cette passion justifie d’aller travailler même lorsque l’on est malade ou qu’un·e proche est décédé·e le jour même (c’est d’ailleurs salué par tout le secteur, d’après les entretiens). Cette passion est souvent utilisée pour justifier des salaires médiocres, ou des demi cachets, voire pour ne pas être payée du tout (au contraire, il faudrait même remercier la personne ou l’institution de l’engagement et de l’espace d’opportunité et de visibilité qu’elle offre). Cette passion justifie la difficulté de trouver de l’emploi, et le cadre de travail particulier qui le distingue d’autres secteurs par ses horaires variables. Elle justifie de ne pas tout à fait respecter les modalités contractuelles, ou de faire signer un contrat au milieu voire à la fin de la période de travail, ce qui empêche de négocier les conditions d’embauche (mais finalement, qui dans le secteur ose négocier son salaire?). Également, les promesses d’embauche parfois non tenues, ce qui n’est pas légal non plus, les sautes d’humeurs et personnalités dites «caractérielles», la précarité, l’instabilité financière, l’instabilité de l’emploi, du logement, de la reconnaissance, et de la parentalité.
Il existe pourtant des obligations légales en termes de bien-être au travail en FWB, censées réguler le cadre de travail de toutes les entreprises, donc également des théâtres: mise en place régulière d’analyses de risques et de plans de prévention, nomination d’une personne de confiance, interne ou externe selon la taille de l’institution, existence de protocoles en cas de danger ou de violences au travail, etc… toutes ces choses que l’institution est censée mettre en place et communiquer à chaque personne qu’elle engage. Si les institutions répondant à toutes les obligations légales du bien-être au travail sont rares, l’on peut également constater la méconnaissance de l’existence de ces lois chez les artistes.
Cet engagement total comporterait certains risques difficilement visibles pour les personnes vivant le métier de l’intérieur. La passion occulte la réalité des conditions de travail et empêche de prendre conscience des atteintes sur la santé physique ou psychique de certaines pratiques.
Une promiscuité entre la vie privée et la vie professionnelle
Si faire du théâtre demande un dévouement de soi, aussi bien émotionnel et physique qu’organisationnel, il amène alors rapidement à mélanger l’espace intime à l’espace professionnel. Les horaires, l’intensité et le cadre flou du travail rendent les relations professionnelles amicales, voire fréquemment amoureuses. Il est ainsi possible de vivre avec sa·son collègue, de dormir avec sa·son patron, de parler de travail à trois heures du matin, de négocier un contrat à vingt-deux heures avec une bière, et surtout, de faire la fête avec des personnes qui, on l’espère, nous engageront plus tard. Perçu par le secteur comme un outil de travail et de négociation à part entière, «boire des coups» activerait la création d’emploi selon beaucoup d’artistes, et les dérives possibles de la fête sont d’ailleurs peu régulées dans les théâtres mêmes, où les politiques de prévention vis-à-vis de l’alcool ou la drogue dans les établissements sont quasi inexistantes. Ces dynamiques créent donc une porosité au sein des relations de travail, car mis à part les auditions, l’activation d’emploi via le réseau est le fonctionnement le plus répandu. Ce sont donc des liens interpersonnels et privés que naissent les propositions d’embauche, et à l’inverse les relations de travail se transforment facilement en relations privées. Ou donc est la limite entre l’intime et le professionnel?
Cette promiscuité se constate également au sein des œuvres, car la vie privée des artistes est souvent utilisée au service de la création artistique. De là découlent fréquemment des rapports ambigus entre les artistes et leurs collègues de travail, leurs pédagogues ou leur metteureuses en scène. Comme un metteur en scène qui échange sur ses dernières expériences sexuelles avec ses commédien·ne·s par exemple, ce qui mène à une espèce de complicité émotionnelle, qui crée des rapports de pouvoir pernicieux. Il est donc aisé de se rendre compte que des affects privés entrent en compte dans la dimension professionnelle, et que ces deux pôles se confondent et surtout, s’influencent.
Courtiser pour travailler
Les espaces d’opportunités étant rares, la concurrence accrue, la reconnaissance fragile, la subjectivité et les relations interpersonnelles placées au centre des dynamiques de programmation et de création, le réseau permet donc à la fois de créer des liens de confiance, mais également de valoriser une reconnaissance symbolique. «Pas de place pour tout le monde», «beaucoup d’appelé·es et peu d’élu·es», ces phrases se répètent comme des comptines dès les admissions dans les écoles supérieures. Et outre les qualités artistiques et techniques nécessaires, il existe bien d’autres facteurs liés à la réussite. Si c’est la subjectivité des uns qui définit les engagements, production et programmations des saisons à venir et donc le travail des autres, cela induit que les artistes sont soumis au désir des personnes possédant un pouvoir décisionnaire, à savoir les directions et/ou les porteur·euses de projet. Du point de vue des artistes donc, pour travailler, il est nécessaire de plaire à ces décisionnaires, de créer le désir chez elleux. Pour cela il faut, dans l’imaginaire collectif, entretenir une forme de séduction dans les relations de travail, afin d’être validé·e et correspondre aux caractéristiques de leurs subjectivités individuelles. Pour ce faire, mettre en place une construction adaptée de son image (corporelle, vestimentaire, relationnelle, etc.), construire son image de marque, maîtriser sa conduite en public afin d’exister socialement et entretenir son réseau, physique aussi bien que virtuel, car les réseaux sociaux sont un espace de travail à part entière où l’on se donne à voir publiquement (commenter, liker les publications, intervenir dans les débats Facebook, influe la recherche d’emploi). Il est donc nécessaire de veiller à ne pas exprimer son avis trop clairement (en ligne ou oralement), car il pourrait être mal perçu, et créer ainsi des désaccords avec les personnes susceptibles de donner du travail, et donc porter préjudice à la poursuite d’une carrière. Le fonctionnement en réseau est ainsi un vecteur d’opportunités, mais il peut également être néfaste pour une carrière en cas de conflit.
De leur côté, les directions perçoivent aussi ces dynamiques relationnelles basées sur la séduction. A la seconde même de leur nomination celles-ci deviennent des «personnalités publiques» à l’échelle de la FWB, avec tout ce que cela engendre. Notamment le sentiment d’un certain isolement, d’une modification de comportements à leur égard, d’une sollicitation conséquente, ainsi que la sensation d’être en proie au jugement ou encore à l’adoption d’une posture.
Quoi qu’il en soit, donc, artistes et directeur·ice·s se doivent de maitriser les codes du milieu à la perfection, ce qui entraîne parfois de l’anxiété sociale. On peut en effet aisément distinguer des signes logiques d’anxiété sociale. Ce jeu de performance social fragilise l’état psychologique et serait un facteur de dérives potentielles. La violence qui peut découler de ces situations n’est pas toujours identifiable comme telle: elle relève de la violence symbolique, une forme de pression normative qui s’exerce dans des relations de pouvoir et qui se nourrit d’une économie du don et de la dette, de la confiance, de l’obligation, et de la reconnaissance qui lui sont liées.
On peut facilement imaginer la place que cela laisse aux personnes qui voudraient user de leur pouvoir pour abuser de ce jeu de séduction, voire de soumission.
Le réseautage et la précarité́ de l’emploi comme nourriture de la loi du silence
Il existe dans les relations de travail des logiques de responsabilités et de pouvoirs qui découlent logiquement des fonctions et missions de chacun·e. Il ne s’agit pas ici de les remettre en question tant qu’elles font partie d’un cadre professionnel, responsable et bienveillant. Mais il existe au sein du secteur théâtral d’autres logiques dépassant largement le cadre de travail et créant des conflits professionnels et/ou relationnels. Un lieu qui, par exemple, refusait de payer une partie du budget de coproduction, pourtant validé par une convention; un autre qui falsifiait des documents; un autre encore qui refusait de faire des contrats pour un travail déjà fourni; un autre avec qui les artistes ont dû batailler pour signer leurs contrats et ainsi bénéficier des aides Covid, alors que les aspects contractuels du projet auraient dû être réglés bien avant le début de la crise sanitaire; ou encore un lieu qui a refusé qu’une comédienne fasse partie de la programmation d’un·e de ses productions du fait d’un conflit personnel et sans raison juridiquement valable, sous peine d’annulation de son apport financier, essentiel pour la diffusion du spectacle. Il semblerait alors que ce milieu porteur de grandes valeurs se pense parfois en dehors des lois, et reproduise lui-même les violences qu’il tente de dénoncer.
La majorité du temps, face à ces situations, le silence. Des bruits de couloir parfois, des tentatives de défense à d’autres moments. On comprend les raisons de cette omerta quand on connait les difficultés à trouver un emploi dans ce secteur, et l’importance du réseautage. À ce réseau s’ajoute ce que l’on appelle les familles de théâtre. Principe de loyauté, d’alliance et d’entre-soi selon lequel les artistes appartiennent à une famille, en termes de lieux dans lesquels iels jouent, d’esthétique, d’écoles de formation, de méthodes de travail, de courant de pensées, etc.
Prendre la parole sur ce genre de problématiques peut à la fois nuire à l’image de soi et véhiculer de la honte, mais surtout affecter le réseau sur base duquel toutes les relations de travail sont fondées. Comme l’a indiqué un artiste lors de notre rencontre: «il faut pas froisser le roi, parce que sinon tu rentreras plus dans sa cour». La promiscuité́ du secteur induisant également une promiscuité entre les projets, une réputation est vite ternie, ce qui peut nuire à la carrière. Enfin, ne plus travailler engendre une plus grande précarité encore, et alimente le cercle vicieux selon lequel «plus tu travailles, plus tu travailles – moins tu travailles, moins tu travailles». Le secteur évolue donc dans une dynamique de peur.
En conclusion, ce secteur, de par sa porosité, peut aller jusqu’à créer des cas de violence excessive, des «cas uniques» comme on dit. Mais ce système, en acceptant de rester tel qu’il est, permet que ces situations se réitèrent, donc qu’elles deviennent une norme, et génère des violences institutionnelles, véhiculées par le secteur lui-même.
On peut se demander comment la concurrence, si forte au sein du travail théâtral, pourrait créer des rapports de travail sereins. Ou encore: comment serait-il possible de refuser certaines conditions de travail, s’il est si rare d’en avoir?
Si l’on part du postulat que les violences surviennent majoritairement sur base d’un fonctionnement établi et peu remis en question, il s’agit alors de ne pas se dédouaner et de prendre conscience de la place exacte qu’exerce chacun·e des acteurices du secteur en son sein.
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