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Salman Rushdie, Octobre 2023 ©Elena Ternovaja, CC BY-SA 3.0 , via Wikimedia Commons

Le Couteau

Émois

Ainsi débute le chapitre d’ouverture de la première partie du livre intitulée «L’Ange de la Mort». Celui qui s’apprêtait à jouer le funeste rôle grossissait dans le champ de vision de l’écrivain, sans qu’il y eût encore pour celui-ci motif à inquiétude. C’était un homme d’allure jeune qu’il vit bientôt sauter sur la scène.

«Je sens que mes jambes me lâchent et je m’écroule»

On connaît la suite: les nombreux coups de couteau pendant vingt-sept secondes d’horreur, le bras gauche sévèrement touché, le cou, la poitrine, l’œil droit atteint en profondeur, l’évanouissement («Je sens que mes jambes me lâchent et je m’écroule») et l’évacuation par hélicoptère en urgence absolue. L’écrivain avait alors soixante-quinze ans. Depuis 1989 il vivait sous la menace d’une fatwa iranienne prononcée par l’ayatollah Khomeini, suite à la publication un an plus tôt des «Versets sataniques».

Le Couteau restitue dans toute leur intensité dramatique ces secondes, durant lesquelles il fut à deux doigts de mourir. Mais le propos s’élargit rapidement à une plus vaste thématique. Rushdie y fait retour sur son passé, sa jeunesse, le basculement de 1989 qui fit de lui un proscrit dans une partie du monde, puis l’exil, la soixantaine de changements de domicile, l’installation dans une semi-clandestinité à Londres, les six tentatives d’assassinat, avant qu’en 2000 il rejoigne finalement les États-Unis et prenne la nationalité américaine. Et les quinze livres, le travail d’écriture jamais interrompu, les réserves de certains, les polémiques, sa rencontre avec celle devenue son épouse en 2021, la poétesse Rachel Eliza Griffiths de 31ans sa cadette, enfin son combat de plusieurs mois pour surmonter les séquelles de la nouvelle épreuve, recouvrer l’usage de son bras, vivre avec un œil en moins.

Par delà la minutieuse et bouleversante restitution du drame qui faillit lui coûter la vie, Le Couteau se présente comme un grand texte autobiographique. En 2012, avec Joseph Anton, Salman Rushdie avait certes déjà commencé d’aborder ce terrain, mais c’est aujourd’hui la première fois qu’il choisit de s’exprimer directement à la première personne du singulier. Sans le moindre filtre ni la moindre instance tierce.

Il évoque l’homme jeune qui tenta de mettre fin à ses jours sans avoir jamais lu une ligne de ses textes. L’obscurantisme se nourrit de l’ignorance. À cet assaillant décidé à le tuer il décide de ne donner aucun nom. Il le désignera sous l’initiale de «A», façon de le nommer tel l’instrument d’une force aveugle.
Celui-ci avait été ceinturé et arrêté dans sa tentative d’assassinat par des auditeurs. Il avait été incarcéré, il y aurait un procès auquel Salman Rushdie n’envisageait pas d’assister.

Dans une séquence de plusieurs pages, qui est aussi l’un des sommets du livre, il imagine donc une succession de dialogues, des «sessions», avec ce personnage curieusement aveuglé par la haine, fanatique islamiste né en Amérique. Alors même que rien dans sa vie ne paraissait pouvoir la justifier, il n’avait «exprimé aucun remords».

Dans ces textes de dimension socratique, l’ironie le dispute à la rigoureuse logique dialectique, Salman Rushdie tourne et retourne la pauvre défense du tueur. Un régal d’intelligence. Jusqu’à ce que ce dernier lâche la raison profonde de sa haine: «Seule la soumission permet d’atteindre la liberté.» Il avait subséquemment confié à d’autres le soin de diriger sa pensée.

«J’allais répondre à la violence par l’art»

La force et la richesse de ce texte tiennent également à la restitution extraordinairement détaillée de la lente guérison de l’écrivain, de sa rééducation et du rôle qu’y a tenu «Eliza». Notamment dans la décision d’écrire ce livre: «J’allais répondre à la violence par l’art», révèle-t-il page 174. On pourrait ajouter, par l’amour et l’amitié. Salman Rushdie évoque le stimulant souvenir de Martin Amis, mort d’un cancer en 2023. Mesure sa souffrance à celle de Paul Auster, lui aussi atteint d’un cancer, disparu le 30 avril, soit douze jours après la parution du «Couteau» en français.

L’on comprend la charge émotive dont est lesté Le Couteau, témoignage d’un écrivain resté ferme sur ses positions sur ses convictions, son engagement de toujours du côté des Lumières. Sous-titré «réflexions suite à une tentative d’assassinat», le livre de Salman Rushdie s’affirme comme un nouveau texte majeur. Libre et revivifiant.


Le Couteau de Salman Rushdie, traduit de l’anglais par Gérard Meudal, Gallimard.
Retrouvez le blog de Jean-Claude Lebrun ici.


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