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Chroniques de l'échec milite pour le droit à l’abandon, à la procrastination, au ratage, à la lose et à la déprime.
épisode 2/4
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Coralie Vanderlinden (photo réussie). ©DR

Les conditions extérieures à l’échec

En chantier

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La première étape pour aller au bout de ses projets est d’avoir accès «aux lieux d’expression et à la parole», comme le formule la danseuse et chorégraphe Fanny Brouyaux. En spectacle vivant, pour être diffusé·e, programmé·e, mais aussi pour avoir un budget, il faut avoir quelques succès à faire valoir, que ce soit une école prestigieuse, une étape de travail qui a été vue et appréciée, un premier spectacle qui a bien marché ou au moins un dossier béton avec quelques noms «de confiance» dedans. C’est pareil en musique et en littérature: les bourses et les aides ne se débloquent qu’après un premier succès.

Être soutenu·e

«Si on pouvait rater plus, est-ce que ça changerait les manières de fonctionner?»

Mathilde Geslin, comédienne en début de carrière, trouve ça parfois paralysant: «à l’école, les professeur.e.s te disent “plantez-vous, essayez”, mais iels ne se rendent parfois pas compte de ce que ça demande aujourd’hui [d’être programmé·e]. Déjà en termes de communication, il faut que tout soit nickel. Quel bazar d’avoir des bonnes photos, une bonne captation, un bon dossier. Tu te rends compte que le budget a une énorme part dans la réussite d’un projet.» Difficile de commencer des projets dont on n’est pas certain·e, dans ce contexte. Or, au début, il est difficile d’avoir assez de confiance en soi pour assumer qu’on propose quelque chose de génial. Elle se demande : «Si on pouvait rater plus, est-ce que ça changerait les manières de fonctionner, est-ce que ça nous ferait faire des choses beaucoup plus ambitieuses et dingues?»

Et puis parfois, il arrive qu’on soit «désoutenu·e». Françoise Berlanger me raconte l’épisode le plus douloureux de sa carrière. Elle avait passé des mois à monter un projet de spectacle: écrire, trouver un·e producteurice, un·e co-producteurice, un festival qui l’accueillerait, une équipe. Les premières répétitions se passent bien et tout d’un coup: «bam, l’horreur». Le ou la producteur·ice principal·e se retire. Il n’y a plus d’argent pour le projet, et la réaction est en chaîne: l’autre producteur·ice se retire à son tour, le festival annule, l’équipe s’en va. La metteuse en scène se retrouve toute seule et sans travail. «Tout était fini alors que j’avais donné toute mon âme et mon corps, mon énergie […] J’ai fait une dépression qui a duré plusieurs mois. […] Y a un gap, ton cerveau ne comprend pas pourquoi toute cette élaboration, ce travail de dingue, cette pensée, s’écroulent. C’est impossible à accepter.» Françoise me dit que ce qui lui est arrivé n’est pas un cas isolé et que peu de soutiens existent. Il n’y a pas de numéro vert SOS artiste. Or, cet état d’abandon est dangereux: «Il y a des suicides!»

Avoir le bon corps

Fanny Brouyaux me parle de son premier examen d’entrée en danse classique pour le ballet des Flandres: «Une personne m’a pesée et mesurée et m’a dit que je n’avais pas le bon corps et que je ne serai jamais danseuse.» Ҫa lui a fait mal, mais d’un autre côté ça lui a aussi «donné la niaque». «Je voulais prouver que c’était faux.» Adulte, elle entre dans la prestigieuse école P.A.R.T.S. mais rebelote, au terme de quatre années d’études, lors de l’entretien final avec la chorégraphe et directrice Anne Teresa de Keersmaeker, celle-ci lui dit qu’elle ne pourra jamais danser pour Rosas[1][1] Rosas est la compagnie de danse fondée par la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker, également fondatrice de la prestigieuse école de danse contemporaine P.A.R.T.S. parce que les lignes de son corps ne conviennent pas. Cette remarque la blesse et l’enrage. «Ça m’a donné un boost et en même temps, j’ai réalisé que les choses ne changeaient pas: vingt ans plus tard on me dit la même chose, et ce sont des personnes qui ont du pouvoir dans le milieu de la danse qui discriminent! Ça reste un truc hyper présent même dans les milieux de danse contemporaine. Je trouve ça grave de n’avoir qu’un type de corps sur les plateaux quand on pense que nos imaginaires sont nourris des images véhiculées. Heureusement que certains artistes et institutions travaillent à faire changer ça.»

Avoir la bonne nationalité

Malika El Barkani, elle, se considère comme «un échec né»

Malika El Barkani, elle, se considère comme «un échec né». Je m’étonne, car en plus d’être une ingénieure du son reconnue, elle a mené un groupe de musique pendant 8 ans, le Malyka Band. Il a joué au Festival des Libertés, au centre culturel de Saint-Gilles, au Pianofabriek, pour les fêtes de la musique, et le public était toujours au rendez-vous! Mais «la notion d’échec, ça dépend beaucoup de comment t’as grandi, jeune, ce que t’as vécu.» Elle me raconte son parcours. En troisième primaire, elle commence à décrocher de l’école. Personne ne comprend pourquoi, elle non plus. Personne ne l’aide vraiment, et elle commence à penser que c’est de sa faute. Née de mère polonaise et de père marocain, elle finit son parcours scolaire dans un lycée français, à Tanger. Elle obtient son bac de justesse, «par miracle» me dit-elle. De retour en Belgique, elle n’a plus de papiers d’identité: elle aurait dû faire la demande de nationalité belge à ses dix-huit ans, mais elle était à Tanger. Elle obtient quand même un permis de séjour pour étudier et s’inscrit en son à l’Insas. Mais à la fin de ses études, elle reçoit un avis d’expulsion du territoire. Elle qui est née à Uccle, où à Bruxelles, on la somme de «retourner à Varsovie!». «C’est la grosse sensation d’échec, quand tu sors de l’école et tou·te·s tes ami·e·s travaillent et toi, tu peux pas. Même si on voulait m’engager à la RTBF, je ne pouvais pas.» Elle reste malgré tout à Bruxelles, travaille au noir en tant que serveuse et continue à faire de la musique, à composer, à jouer dans des jams. Mais sans papiers, elle n’a pas de réelle perspective. «J’ai pu voir que quand t’as rien, tu chutes, et les gens ne vont pas te repêcher… J’ai commencé à travailler dans des bars de plus en plus bizarres, rencontrer des gens de plus en plus louches…»

En 2007, la Pologne rentre dans l’Union Européenne. Malika est polonaise, donc européenne: elle peut enfin travailler légalement.

Quelques années plus tard, elle lance le Malyka Band. Mais elle finit par arrêter: «C’était difficile de maintenir le groupe parce que j’avais pas de production, de label, rien. À un moment, les gens sont motivés par la reconnaissance, la gloire. Je voulais faire mieux et c’était pas possible sans production, ça demandait trop d’investissement.» Elle a cherché un label, mais sa musique n’était pas «commerciale, pas assez dans l’air du temps.» Ses compositions, exigeantes, nécessitent six à huit instrumentistes et sont un mélange de pop-rock et d’influences marocaines. Elle ajoute qu’elle a eu beaucoup de retour d’hommes plus âgés qui lui conseillaient d’être plus sexy, plus féminine, moins «rentre-dedans». On lui a aussi dit «d’enlever le côté Maghreb». «Je vivais ça comme un échec, je pensais que j’étais moche et pas féminine. Maintenant je m’en fous mais à l’époque… J’ai tout raté aussi parce que j’ai écouté des gens que je devais pas écouter, j’ai cru que je devais être une fifille.»


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