L’invisible n’est pas inexistant
Émois12 janvier 2025 | Lecture 7 min.
À l’occasion de sa nouvelle création, celle qui revendique «un théâtre accessible et exigeant qui s’adresse à tous et qui concerne chacun d’entre nous»[1][1] https://www.wbtd.be/wbtd-compagnie/compagnie/florence-minder a bien voulu nous rencontrer. Nous vous livrons ici quelques réflexions qui ont découlé de notre conversation.
J’ai, comme on dit, un faible pour le travail de Florence Minder. Parce que dès que j’ai entendu son écriture, son acuité et sa précision m’ont épatée. C’était dans Strange Fruit de Michel Dezoteux en 2007 au Théâtre Varia où sa compagnie Venedig Meer (avec Julien Jaillot, Manon Faure) est artiste partenaire depuis l’arrivée de Coline Struyf (nommée directrice du Varia en mars 2021 et entrée en fonction au début de la saison 21-22)
Nous savons qu’à travers les fictions, nous entreprenons des voyages dans nos vies et ce qui les constitue. Nous savons qu’elles peuvent être puissantes, soutenantes, qu’elles peuvent révéler des silences, des invisibilisations. Qu’elles ont la capacité de faire germer d’autres possibles. Qu’elles sont, avant tout, un terreau fertiliseur, un territoire à inventer.
Dans ses textes, Florence Minder travaille tant les modes de récits que ce que la vie met sur son chemin ou sur celui des autres; elle questionne la fiction et sa façon d’agir sur le réel et inversement; tant la manière dont le capitalisme cadre et réduit le récit.
Good Mourning déroulait une histoire de deuil et de langue au fil d’une traversée en bateau. Saison 1 s’appuyait sur les séries avec super héroïne et nous entraînait joyeusement dans le décapage des ressorts de ces trames.
Récit choral, Faire quelque chose c’est le faire, non? part d’une tragédie intime pour s’interroger sur la manière dont les fictions peuvent influencer nos capacités d’actions.
Autre lien entre ces pièces – y compris la dernière en date, en partie en néerlandais, langue maternelle de l’acteur Lode Thierry – l’usage d’une langue étrangère, comme ouverture vers la différence, l’inconnu, tout en observant comment elle interfère et construit une personne, sa pensée…
Bricolons nos vies
L’écriture de Florence Minder entrecroise plusieurs questionnements aussi bien dans les propos que scéniquement. Sa nouvelle création (septembre 2024), au titre aussi clair qu’intriguant – L’invisible n’est pas inexistant – poursuit la réflexion.
Eva et Rinus sont ami·es, vivent ensemble et élèvent Moira, 7 ans. Eva est une travailleuse précaire aux multiples boulots, Rinus est atteint d’une maladie qui le condamne à brève échéance. Tous les trois continuent de partager le présent et préparent leur avenir.
«Inventons nos vies, bricolons-les» pourrait être le sous-titre de ce spectacle qui nous montre qu’il est fiction (et nous avons tant besoin de fictions) et que nous sommes au théâtre. Visibili-té/invisibilité, ce rapport joue sans cesse tant dans la technique que dans le jeu.
Sur le côté de la scène, on aperçoit des cubes bleutés. Ce sont des machines à gravité, intégrées dans la scénographie et comme on ne peut le savoir, ce sont elles qui génèrent la majeure partie de l’énergie nécessaire pour éclairer le plateau. Le processus, inspiré par le souvenir d’un éclairage vu lors d’un voyage en Afrique, a été élaboré par Laurent Staudt et Baptiste Herregods. Cette concep-tion s’inscrit dans la volonté d’une démarche de durabilité et de réflexion écologique sur les res-sources et moyens mis en œuvre pour réaliser un spectacle.
Sans nostalgie, sans mélancolie, le spectacle parle de la mort en y mettant plein de vie et de rires, en célébrant les vertus de nos capacités imaginaires comme ressources essentielles pour vivre au présent et au futur. On y pleure nos morts, converse avec nos fantômes sans pour autant perdre de l’énergie parce qu’ils nous donnent de la joie. Une joie pour affronter les combats et les écueils de la vie, une joie pour sans cesse inventer.
«Le titre est issu du précédent spectacle Faire quelque chose c’est le faire. La phrase était dans la feuille de salle et a été reprise dans la publication. L’invisible, c’est ce que nous ne voyons pas mais qui pourrait devenir visible demain. C’est le dispositif technique de la gravité, ce sont les relations amicales comme celle qu’entretiennent Rinus et Eva. Il y a quelque chose de rassurant dans l’invisible, et qui nous aide», détaille Florence Minder.
La vie, la perte, l’amitié
Dans cette plongée au cœur de l’intimité d’un trio, où les costumes mettent de l’extraordinaire dans l’ordinaire, où la mort est présente, c’est bien la vie, avec la légèreté et l’humour, qui soutient le récit.
«Vivre c’est perdre», argumente Florence. «C’est l’expérience du vivant. Je voulais mettre à jour des choses qu’on vit, écrire un récit qui laisse une place à ce que nous pouvons inventer dans nos vies, notamment dans nos rapports avec les autres. L’invisible c’est l’intime, je voulais mettre en valeur nos puissantes amitiés comme ressource du quotidien. C’est aussi la relation entre Moira, l’enfant, et Eva. Ce lien entre une adulte et une enfant, je l’ai écrit en pensant à la relation de «belle-mère» – je n’aime pas ce mot – que j’ai avec la fille d’un ex-compagnon. Il est important de montrer que nous pouvons tisser des liens autrement que dans la famille. Montrer une relation ressource.»
Dans le sillage de ses précédents textes, Florence Minder continue d’explorer les liens entre réel et imaginaire, entre la fiction et nos actions.
Visibles, invisibles , l’équipe des coulisses de Venedig Meer est tout aussi partie prenante de la création: de Manon Faure à la production, d’Arié Van Egmond à la scénographie, de Solène Valentin aux costumes, à la création sonore de Pierre-Yves Lambert… à Julien Jaillot qui assure la direction d’acteurices. Si la relation à l’imaginaire est un des fils visibles sur l’invisible de ce spectacle, il l’inclut également dans les codes de jeu, notamment celui de l’enfant.
Laisser ouvertes les portes des émotions
«J’ai écrit en plusieurs étapes, avec une période de réécriture en mai-juin. Pour jouer cette Moira-là, qui témoigne de la porosité de l’imaginaire de l’enfant, Lucile Charnier s’est fortement engagée pour aller chercher dans des endroits de créativité, pour évoquer l’enfance sans l’incarner.
Le code de jeu prend un axe qui permet à l’imaginaire du/de la spectateur·ice de s’y agripper en laissant ouvertes toutes les portes des émotions, sans les cadrer ou les guider de trop près, sans tomber dans le pathos. «Je cherche à ne jamais tomber dans l’incarnation, dans quelque chose qu’on expose, précise Julien Jaillot. La légèreté et le rire sont les portes d’entrée. Je cherche un endroit entre l’écriture et l’acteurice. Je cherche avant tout la vie, voir comment la fiction et le réel s’interpénètrent et se laissent de la place. Florence écrit à haute voix et on sent l’oralité, la vitalité.»
Avec L’invisible n’est pas inexistant, «la représentation est de l’ordre du rituel. Rituel qui rend visible ce qui est invisible et fait appel à des forces qui nous dépassent. Il va produire quelque chose mais on ne sait pas toujours quoi.»
Questionnant le présent, toujours dans le vivant, transformant nos deuils, et élaborant des possibles pour le futur, dans la lignée du «making kin» d’Haraway (écrire des histoires qui ouvrent sur d’autres possibles), cette fiction, par sa poétique, son inventivité et ses intenses ramifications, nous aide à faire avec la fragilité et l’impermanence de nos vies.
___
L’invisible n’est pas inexistant
Cie Venedig Meer
Concept et mise en scène Venedig Meer
Jeu Lucile Charnier, Florence Minder et Lode Thiery
Écriture Florence Minder
Varia – Théâtre & Studio (Bruxelles, BE) 19 septembre – 5 octobre 2024
Festival IMPACT, Théâtre de Liège (Liège, BE) 5 au 7 novembre 2024
L’Ancre x Charleroi danse (Charleroi, BE) 14 et 15 novembre 2024
Un autre spectacle de la compagnie tourne en ce moment, Good Mourning! VOstbil (RELOADED) Il est à l’affiche de la Maison Poème le 28 mars 2025 et au Centre Wallonie-Bruxelles de Paris le 3 avril 2025, on vous le conseille fortement!
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