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En Fédération Wallonie-Bruxelles, on observe une augmentation flagrante des demandes de soutien pour des créations artistiques, dans un contexte global de durcissement des politiques et une enveloppe budgétaire qui fond comme neige au soleil. Dans ce climat, comment soutenir durablement les désirs artistiques des porteurs et porteuses de projet, toujours plus nombreux·ses? Cette série tente d'apporter des éléments de réponse, en allant à la rencontre de personnes qui travaillent dans des structures de «première ligne».
épisode 2/2
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Ha Tahfénéwai ! de Sophie Warnant ©Dominique Houcmant Goldo

Créer toujours plus… Avec toujours moins?

Grand Angle

épisode 2/2

Je contacte Véronique Leroy un vendredi après-midi via visio. Ravie de me partager les chiffres du Factory, elle commence à me dénombrer tous les dossiers reçus depuis la création de la structure et l’obtention de son contrat programme. Au fur et à mesure des années, les chiffres augmentent et sont très vite impressionnant. Parmi ceux-ci, Véronique me partage celui des rémunérations artistiques pour les résidences rémunérés (de 1 à 3 semaines), dont elle calcule le budget idéal si tous les projets étaient acceptés.

Factory ©Dominique Houcmant-Goldo

En 2023, les demandes de résidences englobaient 372 semaines regroupant 844 artistes, soit un budget total d’un peu plus de 1.5 millions d’euros.

En 2024, pour 513 semaines de résidences regroupant 1104 artistes, le budget dépasse les 2 millions d’euros.

En 2025, le budget continue d’augmenter à un rythme effréné. Pour 824 semaines de résidences, regroupant 1836 artistes, le budget s’élève à plus de 3.3 millions d’euros, soit 2 fois plus que deux ans auparavant.

La création récente de la structure Factory peut expliquer cette explosion des demandes, il n’y a eu pour l’instant que 4 éditions de leur appel à projet. Toutefois, les chiffres sont vertigineux. Ils sont la preuve d’une vitalité de création. Mais comment alors accueillir ces projets ? Y a-t-il suffisamment de place pour tous ces artistes qui souhaitent travailler?

L’émergence comme projet

«Il y a un foisonnement et on s’en réjouit, mais on se dit “Qu’est-ce qu’on fait de tout ça?”»

C’est en ces quelques mots que Véronique Leroy, coordinatrice du Factory, résume le sentiment qui l’habite face à l’avalanche des demandes. À  l’origine du Factory, il y a un festival dédié à l’émergence et aux projets de fin d’études des jeunes créateur·ices. Coordonné avec le Festival de Liège, la chaufferie Acte 1 et le conservatoire de Liège, le Factory se voulait être un temps de rencontre entre des jeunes artistes sortant·es d’école et des structures qui pourraient les soutenir dans leur première production. Aujourd’hui subsidié, le Factory développe ses activités par des accompagnements et des résidences rémunérées, tout en maintenant le festival à l’origine du projet.

Ces 4 dernières années, l’équipe du Factory a vu le nombre de candidatures tripler, passant de 235 formulaires en 2022 à 770 formulaires en 2025. Les résidences rémunérées sont les plus sollicitées passant de 84 demandes en 2022 à 397 demandes en 2025. La pression est grande sur cette structure qui, avec son contrat programme, ne peut répondre qu’à une très petite partie des demandes, et ce malgré les partenariats récents avec d’autres structures en FWB (le Théâtre et le Centre culturel de Namur, La maison de la culture de Tournai, le Théâtre Varia et Central/La Louvière).

FACTORY, Journée pro ©Dominique Houcmant-Goldo

Dédié à l’émergence, le Factory a un projet simple: offrir un espace de travail équipé et une rémunération aux équipes artistiques. Car c’est bien la problématique de l’émergence qui se détourne des jeunes créations, faute de soutien financier solide et d’espaces de travail équipés. Véronique Leroy résume très bien cette situation qui a fait naitre le projet Factory: «C’est-à-dire qu’iels [les artistes émergent·es] pouvaient répéter librement sans être rémunéré·es, mais à un moment, comme tout le monde, il faut quand même payer ses factures, remplir le frigo. Donc, les équipes commençaient à se détourner des projets par faute de moyens.» Le Factory veut ainsi offrir un vrai cadre professionnel pour les projets fragiles grâce au  contrat-programme, mais qui ne peut répondre à la demande croissante.

«On pourrait faire clairement une résidence [rémunérée] par mois de trois semaines, mais il fallait un budget de 150 000 euros rien que pour les résidences, or 150 000 euros c’est le montant du contrat programme tout inclus : festival, compagnonnages et résidences. […] ce qui bloque principalement, c’est vraiment ce manque de moyens.»

Tension du marché

La situation du Factory représente bien le paysage culturel aujourd’hui qui subit ce qu’on pourrait appeler une «tension du marché», c’est-à-dire un déséquilibre entre une demande croissante face à une offre limitée.

Un marché se caractérise par la combinaison d’une demande à laquelle une offre répond. Dans le secteur culturel, à l’étape de la production, les porteur·euses de projet représentent la demande. Iels ont besoin de ressources et de moyens pour mener un projet à bien. En face, les structures de production et de création peuvent répondre à cette demande par différents types d’offres (coproduction, accueil en résidence, diffusion…). Aujourd’hui, les demandes en soutiens et partenariat augmentent, la capacité des partenaires en revanche n’évolue pas de la même manière. Il y a ainsi un déséquilibre croissant entre l’offre et la demande dans les secteurs des arts vivants.

Cette «tension du marché» va être accentuée par toute une série de contraintes externes à la fois générales et sectorielles. Du côté des projets, chaque secteur des arts vivants requiert des conditions particulières. Le cirque, par exemple, aura besoin d’une installation technique spécifique liée à leurs agrès. Les lieux disposants de telles installations sont moins nombreux. De leur côté, les lieux de production ont vu leur coût salarial et leurs charges énergétiques augmenter depuis la crise sanitaire, les subventions reçues ne permettant pas toujours de couvrir l’intégralité de ces augmentations.

Ces mêmes lieux sont également soumis à des missions, notamment d’activité de diffusion (quand ils en ont une), ce qui contraint leur capacité d’accueil pour les créations, mais aussi pour la diffusion des projets. Un spectacle en demande de résidence technique (c’est-à-dire une résidence dans une salle complètement équipé) entre en concurrence à la fois avec les autres projets en production, mais aussi avec tous ceux en diffusion, toujours plus nombreux. Et c’est là aussi un effet de cette augmentation de projets: il devient de plus en plus difficile pour les programmateur·ices et les opérateur·ices culturelles de répondre aux besoins de création de la FWB. Car il s’agit bien d’une vitalité de la création à laquelle on assiste également, comme le souligne très vite Véronique Leroy: «On pourrait se dire: “La moitié des projets ne sont pas pertinents”» mais c’est faux. On a quand même été étonnés de la qualité des propositions de tous ces artistes qui ont une vraie parole, un vrai propos.»

Et les artistes dans tout ça?

Véronique Leroy me le répètera plusieurs fois: les dossiers reçus révèlent tous des désirs créatifs qualitatifs. «Je pense que les gens veulent parler de leurs préoccupations d’aujourd’hui […]; iels fondent leur compagnie, vont chercher des moyens, proposent un projet qui les touche.

Un premier projet, c’est quelque chose que l’artiste porte depuis longtemps.

Et puis, surtout un premier projet, c’est quelque chose que l’artiste porte depuis longtemps, qui vient de loin. C’est vraiment une parole.

Je pense aussi qu’il y a pas mal d’artistes qui veulent être beaucoup plus indépendant·es, autonomes tout en étant eux-mêmes leur propre production déléguée[1][1] structure/personne en charge des aspects administratifs, financiers et de gestion nécessaire au bon déroulement de la production

La situation complexe de l’émergence est très bien résumée ici par Véronique Leroy. Aujourd’hui, la mutation du monde amène de plus en plus d’artistes à écrire eux-mêmes autour des thématiques qui les préoccupent, souvent intimes (comme décrit par Valérie Cordy dans l’article précédent). Pour ces mêmes artistes, c’est aussi un moment de vulnérabilité et de tensions. La première création, c’est le moment où iels se présentent au secteur et défendent leur travail. Le bon déroulement de leur production, dans un marché en tension, aura des impacts important sur la carrière de ces jeunes créateur·ices. L’émergence est ce moment de tension où iels expriment un besoin d’autonomie et  de maitrise de leur projet face à des institutions théâtrales, toujours indispensables, mais dépassées par le nombre de demandes.

Alors, comment répondre correctement à une telle vitalité de la création qui caractérise le secteur aujourd’hui? Comment tout voir, sans soi-même être dépassé par la quantité de projets présentés? Un besoin de se réinventer se fait sentir, bridé par le manque de moyens financiers et humains.  

Et à Véronique Leroy de conclure: «Évidemment qu’on ne voudrait pas aider les 456 candidat·es, ce n’est pas possible. Mais franchement 200, oui sans problème. Mais c’est énorme évidemment. Ou en tout cas 100… Peut-être dans une autre vie… »

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En savoir plus sur Factory, la plateforme dédiée aux compagnies et artistes émergent·es.


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