Diriger un théâtre: un geste politique
Grand Angle28 décembre 2021 | Lecture 2 min.
Alyssa TzavarasDiriger un théâtre et mettre en scène, c’est la même chose?
Fabrice MurgiaNon. Envisagerais-tu le management d’équipe et la gestion d’un théâtre comme une grande mise en scène?
Et toi ?
Non. Il faut plutôt avoir un manager qui est aussi artiste. Travailler aussi avec des métiers de la technique, des employés de la communication, de la billetterie… il faut sortir de son monde. Il y a des choses en commun: en tant qu’artiste et en tant que directeur de théâtre, on embarque une équipe sur son projet pendant plusieurs années, avec des objectifs. Et ton équipe ne doit pas s’ennuyer sinon elle ne transmettra rien. On est capitaine du bateau, on a conscience des forces vives et on sait que sans elle, on ne parviendra pas à mener à bien le projet. Par contre, comme directeur de lieu, tu ne peux pas exiger des autres ce que tu demandes au plateau : un certain degré de dépassement de soi, qui mène souvent à une fatigue extrême.
Mais tu es venu avec un projet particulier quand tu as candidaté? Une ligne artistique?
Ça a été un geste politique. Je me suis dit: «Il y a ici une possibilité de prendre ce lieu et de lui donner une autre politique culturelle».
J’étais scandalisé d’être à la merci des directeurs de théâtre. Et c’est une position dans laquelle je suis toujours mal à l’aise. Quand je suis face à un artiste, je me mets toujours à sa place.
Pour moi, il fallait remettre les praticiens au centre du plateau. Il était important de fermer la salle au public pendant un certain temps, pour pouvoir répéter dedans.
Les spectacles comme ceux d’Anne-Cécile Vandalem ou les miens brassent tellement de technologies, de matériels, qu’il est impossible de les répéter en changeant de salle.
D’autre part, quand tu es artiste, il n’y a rien de pire que travailler dans un lieu où le directeur ne descend pas sur le plateau, ne sait pas la différence entre un électro et un machino.
J’ai vraiment voulu envisager le Théâtre National comme un outil. Mais le travers, c’est qu’on a cinq créations-studio qui utilisent cet outil, plus des co-productions, et je vois cinq spectacles à l’étranger. Il me reste trois places, en gros, dans la saison. Tous les dossiers qu’on m’envoie, je les lis bien sûr, mais c’est quasiment impossible de leur donner une suite favorable. Les artistes ont leur place quelque part quand quelqu’un a vu une étape de travail, quand l’artiste a reçu la CAPT, ou autre. Un dossier abstrait, ça ne marche pas, c’est une rencontre qu’il faut. Donc il faut favoriser les rencontres entre les artistes et les opérateurs, et arrêter de croire que c’est en envoyant des dossiers qu’on va y arriver. Il faut aussi prévoir des espaces de recherche et des restitutions d’étapes de travail, pour les jeunes artistes.
Quelles possibilités vois-tu pour les jeunes, justement? Soit on présente des étapes de travail, soit on investit un lieu? Ou est-ce qu’on doit penser carrément à prendre la direction d’institutions plus tard, pour travailler tranquillement?
Moi, si demain je devais louer un hangar à Bruxelles, j’aurais quand même réuni une équipe, accumulé du matériel, des caméras, des vidéos-projecteurs. Au fur et à mesure des répétitions et des spectacles, je me suis créé un kit, et c’est en pratiquant avec ce kit que je fais du théâtre, peut-être même dans la rue. Mais en sortant du Conservatoire, je n’avais pas cela. C’est une question d’expérience matérialisée. Je trouve que c’est ce que doivent faire les jeunes aujourd’hui, et pas prendre la tête des institutions, parce qu’ils n’y ont pas forcément leur place comme artiste.
Il manque sans doute un maillon physique, une infrastructure, entre les compagnies et les théâtres. Il faudrait mutualiser, ne serait-ce qu’en termes d’espaces de recherche et de travail, mais aussi de stock de matériel. Est-ce qu’on serait capable d’inventer quelque chose qui ne soit pas un théâtre mais un laboratoire où l’on pourrait découvrir des artistes et les emmener dans les théâtres? Ça demanderait l’appui des grosses compagnies. Mais ça pose la question de: Qui programme? Qui décide?
Est-ce que tu trouves que le National est un outil qui t’a permis d’avancer artistiquement ou est-ce que tu as une frustration au niveau de l’artistique?
Je n’ai pas reculé, mais je n’ai pas avancé non plus. Au National, j’ai fait deux spectacles en quatre ans: Sylvia et La Mémoire des Arbres. Je n’ai plus vraiment le temps de créer. Pour Sylvia, 4 mois avant la première, je n’avais toujours rien écrit ; deux mois avant, je n’avais toujours pas les droits… J’ai dû tout faire en un mois finalement… J’ai programmé mes créations en septembre, ce qui m’a permis d’écrire en juillet et de répéter en août. Ce qui veut dire que c’est le seul moment où je peux vraiment travailler au National.
Ce que je remarque dans ces deux spectacles, c’est qu’ils sont très «storyboardés». Je les crée sur partition. Et La Mémoire des Arbres est une espèce de grand montage vidéo d’un documentaire tourné en Russie, dans lequel il y a des incursions d’acteurs. Je n’ai pas eu assez de temps pour travailler avec les acteurs sur le plateau.
Donc, si tu es tout seul à la tête d’un lieu, tu dois aimer «story-border» et jouer avec la préparation de ta création, écrire un spectacle à la table et venir quatre jours avant au plateau… Mais je ne peux pas dire qu’il y ait eu une progression du langage. J’ai perdu tout le temps de recherche. Inévitablement, tu atrophies ton cerveau artistique, parce que tu passes ton temps dans des réunions, dans des conseils d’entreprise, où les artistes n’ont pas leur place. Les artistes, quand ils dirigent des lieux, devraient être accompagnés. Ils doivent être responsables de la bonne gestion de ce software, accompagner les artistes qui passent, parce qu’ils ont de l’expérience et qu’ils peuvent conseiller, ils doivent jouer des rôles de dramaturges ambiants, sans censure bien évidement. C’est ce qui est passionnant quand on est un artiste qui dirige un lieu : pouvoir partager, faire se rencontrer des gens. Quand on a produit Frankenstein, avec deux marionnettistes allemands qui sont venus travailler avec une équipe de comédiens belges, bah là tout à coup tu te dis «waouh, j’ai créé quelque chose: la rencontre entre ces gens» et y’a que ça de vrai.
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