Art et génocide
Grand Angle16 octobre 2024 | Lecture 1 min.
Virginie KrotoszynerTu es connu pour avoir joué dans le spectacle pluridisciplinaire «Rwanda 94». Comment ton parcours personnel t’a-t-il conduit à jouer un spectacle qui traite du génocide?
Dorcy RugambaJ’avais fait des études qui n’avaient rien à voir avec le théâtre. Quand le génocide est arrivé, j’étais en dernière année de fac de pharmacie puis l’opportunité s’est présentée de faire ce métier. Il y avait ce drame gigantesque, ce deuil impossible. Face à cette situation, je me suis demandé: Qu’est-ce qu’on fait avec ça?
Et on m’a parlé d’un projet d’une équipe d’artistes à Liège qui cherchait des écrivains pour créer un spectacle sur le génocide[1][1] Marie-France Collard, Jacques Delcuvellerie, Yolande Mukagasana, Jean-Marie Piemme, Dorcy Rugamba, Mathias Simons.. Au lendemain de cette catastrophe, on parlait beaucoup du Rwanda mais mal, on ne se retrouvait pas du tout dans les messages véhiculés par les médias, par la télévision et la presse. La nécessité de dire s’imposait. J’ai débarqué à Liège au sein du Groupov et je m’y suis directement mis au travail. C’est un tournant dans ma vie. Ce qui change avec «Rwanda 94», c’est que le sujet du génocide s’est imposé comme thème. C’est d’ailleurs à ce moment précis que j’ai décidé de consacrer l’essentiel de ma vie au théâtre.
Que peut le théâtre face à un génocide comme celui qui a été perpétré contre les Tutsis au Rwanda?
Pour beaucoup de Rwandais, le génocide est une césure. Est-ce que le théâtre a un rôle à jouer face à un tel événement? Bien sûr, et particulièrement par rapport au Rwanda. Le travail de deuil ne pouvait pas se faire et on ne savait pas non plus comment le faire. D’abord, parce qu’on était face à une situation de mort extraordinaire et que le travail de deuil ne pouvait s’effectuer «normalement». On se trouvait face à un traumatisme individuel, familial et national. Il fallait penser le travail de deuil par rapport au Rwanda. Mais celui-ci se heurtait à deux difficultés.
La première résidait dans le fait que les corps manquaient le plus souvent; beaucoup de gens ne savaient pas où étaient les dépouilles de leurs proches, ils ne pouvaient donc pas se rassembler autour d’un cercueil pour se recueillir. La seconde difficulté concernait les rituels en cours jusque-là, puisque le Rwanda était un pays à 80% catholique. Les rituels étaient eux-mêmes remis en question en regard du rôle de l’Église dans le génocide. Non seulement, certaines églises avaient servi de lieu même de massacres, mais des membres du clergé avaient participé aux tueries. Le rôle de l’église dans l’enseignement et la propagation de ce qu’on a appelé «la théorie hamitique» a été largement documentée. De fait, pour beaucoup de rescapé·es, il était impossible de retourner vers l’église qui se retrouvait sur le banc des accusés. C’est là que le théâtre est arrivé comme un recours absolu, comme une cérémonie.
C’était d’ailleurs l’entête qui accompagnait le titre de «Rwanda 94»: «Une tentative de réparation envers les morts à l’usage des vivants.»
Ce «à l’usage des vivants» est très important parce qu’on se retrouve là avec quelque chose qui dépasse totalement celles et ceux qui restent. Le théâtre va proposer de rassembler ces personnes au sein d’un rituel qui pouvait permettre le deuil national. Le verbe vient alors faire réémerger la mémoire des gens, les corps manquants et graver leur souvenir quelque part.
Dans «Rwanda 94», les noms des coupables sont proférés, comme si la scène appelait la machine judiciaire à se mettre en œuvre là où elle fait encore défaut, comme l’écrit Olivier Neveux[2][2] NEVEUX, Olivier, «Les noms qui sauvent. Une opposition militante à l’idéologie du tragique», in «Œdipe contemporain? Tragédie, tragique, politique», sous la direction de Paul Vanden Berghe, Christian Biet et Karel Vanhaesebrouck, ed. L’Entretemps, 2007. . Est-ce l’un des rôles du théâtre face à un tel événement?
«Rwanda 94» était un combat face à de grandes puissances comme les Nations Unies, les États-Unis, la France, la Belgique qui avaient joué un rôle dans le génocide, et qui avaient des organes de presse, des médias qui détenaient le pouvoir d’imposer leur récit. La notion de génocide face à ce qui s’était passé au Rwanda était d’ailleurs toujours remise en question. La pièce ne pouvait pas seulement consister en un théâtre de représentation puisqu’il fallait également participer à ce combat pour que les faits soient reconnus et que les responsables soient identifiés. On parle souvent du génocide comme quelque chose d’indicible, or la notion d’indicible renvoie à quelque chose qui serait indépassable, à quelque chose de surnaturel qui apparait sans qu’on ne sache vraiment pourquoi. Il y a pourtant eu des jalons qui ont été posés pour qu’une telle machine de meurtre se mette en place. Il fallait donc expliquer les processus qui ont mené au génocide, procéder à une sorte de démonstration. Il y a des noms, des responsables. Le génocide est donc dicible. Ce n’est pas une guerre interethnique propre à l’Afrique arrivée par on ne sait quelle magie. Ce n’est pas de l’ordre de la fatalité. Il fallait donc sortir de ce récit. C’était très important de citer les noms des responsables, de mettre une scène avec le général Dallaire, avec Mitterrand, avec des responsables rwandais.
Par contre, pour moi le théâtre n’est pas une thérapie. Il joue un rôle qui est déjà énorme. Mais il ne doit pas se substituer à d’autres choses. Quelqu’un qui est vraiment malade ne doit pas se rendre au théâtre mais voir un thérapeute. Et les comédiens ne sont pas des justiciers. La justice a un cadre avec des gens formés en ce sens et ce n’est pas au théâtre que les gens peuvent obtenir une réparation. Le théâtre est un autre espace.
Aujourd’hui tu vas présenter ton spectacle «Hewa Rwanda, Lettre aux absents» au Théâtre National. Est-ce qu’on n’est pas toujours ramené à l’histoire du génocide quand on est un artiste rwandais?
Je consacre ma vie au théâtre, pas au génocide. Après «Rwanda 94», j’ai fait autre chose. Mais le sujet est tellement gigantesque qu’il est difficile d’en avoir fini en un seul projet. Sur «Rwanda 94», il fallait que les crimes soient dits dans une société qui ne voulait pas l’entendre. Aujourd’hui, la nature du crime est acquise sauf pour les négationnistes.
Je suis d’abord revenu sur le sujet du génocide au moment où avaient lieu les juridictions gacacas[3][3] Le 26 janvier 2001, face à l’enlisement des procès et aux prisons qui débordent, le gouvernement rwandais institue de nouvelles instances de jugement: les «juridictions gacaca». Le gacaca est un mécanisme traditionnel rwandais servant à résoudre les conflits entre familles voisines. Le but principal du gacaca était de rétablir l’harmonie sociale. On faisait appel aux anciens de la famille, appelés «inyangamugayo» qui étaient les seuls habilités à juger. On assigne alors à cette justice participative «le devoir de rechercher la vérité, de punir les coupables et de contribuer à la réconciliation nationale».
J’ai monté «L’Instruction» de Peter Weiss car il me semblait primordial de faire dialoguer les mémoires. Quand un événement recule dans le temps, en s’éloignant progressivement, on change de perspective, il y a d’autres points de vue qui s’imposent.
«Hewa Rwanda» est un projet beaucoup plus personnel. J’ai réalisé que trente ans après, il y a un risque que les gens disparaissent vraiment. Pas leur corps, pas leur vie, mais leur existence même. Et qu’ils ne demeurent plus dans la mémoire des vivants que comme des suppliciés. Qui étaient-ils? La vie d’un homme, d’une femme, d’un enfant est dense et remplie de rêves. Tout ce qui constitue un individu perdure. Trente ans après, ce spectacle ne veut plus parler du génocide en tant que tel mais de la vie de tous ces gens. Avec «Hewa Rwanda», je m’inscris dans le rituel du culte des ancêtres au Rwanda qui se déroulait en deux parties. La première consistait à parler aux vivants de ce que les défunts aimaient, de faire quelque chose qu’ils appréciaient comme préparer un thé; la seconde consistait à parler aux ancêtres des vivants, de ceux qui sont nés après.
Ce livre s’est imposé à moi comme membre d’une génération qui a connu l’avant et l’après, mais aussi comme individu, comme père, car il faut trouver les mots pour transmettre cette histoire à nos enfants. Je n’ai pas envie de raconter une histoire qui va les désespérer, mais de transmettre un hymne à la vie, de leur parler de choses graves mais d’une manière qui leur donne de la force au lieu de les désarmer.
Quels sont les rôles de la musique dans le spectacle?
Il n’y a pas que les mots. Je crois que les gens viennent au théâtre avant tout pour vivre une expérience. Il a l’intellect mais il y a également d’autres stimuli qui font que c’est une cérémonie, c’est du culte sans les dogmes. Le théâtre ne peut se concevoir sans la communauté. C’est un geste éphémère mais qui rassemble une série de personnes qui ne se connaissent pas. Le théâtre est un rituel auquel on arrive en étant athée, musulman, chrétien, juif, et on se trouve au même endroit pour partager cette expérience. En kinyarwanda, il y a six sens, les cinq sens et le dernier sens qui est celui de la compréhension. Comme si comprendre était un acte sensoriel.
Est-ce que le temps nécessaire pour faire advenir des formes artistiques après un génocide n’est-il pas en adéquation avec celui du deuil?
Les rescapés de la Shoah n’ont commencé à parler que vingt ans, trente ans après. Le temps de sidération s’impose, face à un événement qui est d’une ampleur gigantesque. Il faut retrouver l’énergie vitale pour se figurer ce qui s’est déroulé.
Il y a un moment où le chantier de la lumière s’impose parce que sinon on est écrasé par la souffrance et l’impuissance. Je ne peux pas faire le cadeau empoisonné à mes enfants d’avoir un père mélancolique, il faut que je puisse dépasser cette histoire. Il est venu le temps que je raconte le côté ensoleillé de la vie sinon l’horizon se trouve barré et les génocidaires auront gagné.
Peux-tu me parler de la triennale des arts contemporains que tu as mise en place à Kigali l’année passée?
J’ai d’abord crée «Rwanda Arts initiative» pour soutenir de jeunes artistes. Pendant des décennies, on n’a fait que parler du génocide, puis j’ai observé que la jeune génération a commencé à diversifier les sujets, de parler même de l’ailleurs et pas que du Rwanda. C’est pour moi un signe de recouvrement d’une santé, que la nation commence à cicatriser. Cela veut dire aussi que ceux qui n’étaient pas nés au temps du génocide peuvent s’appuyer sur un travail de deuil qui a déjà été réalisé en amont, que ce travail leur a servi et qu’à présent, ils peuvent regarder ailleurs, bien qu’il faille toujours rester vigilants.
___
La lecture musicale Hewa Rwanda, lettre aux absents, de Dorcy Rugamba et Kélétigui Majnun sera présentée au Théâtre National ces 17 (à 12h40) et 18 octobre (à 20h).
Pour en savoir plus:
La site du Groupov, et en particulier la page consacrée à Rwanda 94.
Le site du Rwanda Arts Initiative.
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