Rabelais revient à la charge
Grand Angle18 février 2023 | Lecture 1 min.
épisode 1/10
Laurence Van GoethemComment êtes-vous devenu dramaturge?
Robin BirgéJe travaille en réalité comme philosophe des sciences. Je suis chercheur en anthropologie des sciences, et, dans ma thèse, j’ai utilisé la métaphore des dramaturgies pour parler des sciences. J’utilise le mot «dramaturgie» en son sens premier de «action» [1][1] Du latin «drama», du grec ancien δρᾶμα, drâma: «action jouée sur scène, pièce de théâtre». Ce qui intéresse les penseurs et penseuses de cette philosophie et sociologie qu’on appelle «pragmatique», ce n’est pas le monde tel qu’il est en soi mais la création de modèles théoriques qui permettent d’agir sur le monde. C’est l’idée qu’une pensée agit. Mais je ne connais pas du tout le théâtre! Du moins, pas avant de prendre part au spectacle précédent de la cie des Karyatides: Frankenstein. Je suis arrivé là parce qu’un des deux «piliers» de cette compagnie[2][2] Les Karyatides est une compagnie de théâtre portée par Karine Birgé et Marie Delhaye, est ma sœur. Elle connaissait mon objet de recherche et cherchait quelqu’un pour les aider sur tous les enjeux scientifiques que cette pièce amenait.
Qu’est-ce qui vous a intéressé dans cette adaptation contemporaine des textes de Rabelais?
Rabelais prend le parti de l’utopie anarchiste, tout du moins dans une de ses histoires, L’Abbaye de Thélème. C’est ce mode de représentation d’une société désirable qui nous a particulièrement intéressé chez lui, et que nous avons amplement transformé, en nous appuyant davantage sur l’ouvrage de Thomas Moore. La question de comment nous pouvons transformer le monde, à notre échelle? Parce que le libéralisme a beaucoup de défauts, mais il nous permet au moins de parler du monde autrement et de créer nos propres règles.
Nous avons gardé aussi la truculence verbale de l’auteur, ses jeux de mots, l’esprit satyrique qui n’épargne personne. C’était une personne qui a réussi à lever les frontières entre le «champ» dit intellectuel et celui dit populaire, en se moquant des genres tout en les hybridant.
Sur quels axes avez-vous travaillé précisément?
La question du public s’est posée d’emblée parce que les Karyatides font du théâtre «pour tout le monde», avec l’exigence qu’imposent certaines règles de l’exposition au «jeune public». Donc, j’avais envie que ce public se sente libre d’agir sur le monde, de le «provoquer» même. De créer un espace de liberté qu’il puisse s’approprier.
L’une des difficultés de Rabelais est le rapport de domination qu’il met en scène dans ses textes. On aurait pu réduire trop facilement en «Les Géants» = les capitalistes et «Les Petits» = les exploités. Or, nous voulions éviter d’éclairer le public, c’est un travers assez courant dans le théâtre, surtout dans celui qui est destiné aux enfants ou aux jeunes. Ce théâtre, qui s’inspire notamment d’une sociologie déterministe, place des gens dans des catégories sociales et ça restreint la liberté, donc le champ d’action. Si on explique de façon didactique à un enfant ou à un adulte qu’il se trouve dans telle ou telle case, celle des «dominés» ou celle des «dominants», ça comporte un gros risque. Ce sont des lois générales qui nous dépassent, et il faudrait les prendre telles quelles. C’est pour cela que dans Les Géants, les méchants ne sont pas si méchants, et on ne s’attache pas si facilement au sort des gentils révolutionnaires.
La pièce est traversée par une certaine notion d’urgence: urgence triviale de soulager des intestins capricieux mais urgence existentielle aussi, rendue par la métaphore de «trouver du vent». Cette idée n’existait pas dans le texte original de Rabelais. Était-ce pour y apporter une couche de signification supplémentaire?
La recherche du vent qui ne souffle plus est arrivée au cours de la création, assez rapidement, pendant les improvisations de plateau. Nous souhaitions qu’il y soit question d’écologie, même si de manière détournée. Or, je trouve personnellement que l’écologisme qui domine aujourd’hui est trop pragmatique, trop concret: on nous dit d’éteindre la lumière et de couper les robinets. Certes! Mais je souhaite me distancier et le transformer, et épargner au public cette tyrannie de la réalité. Laisser la porte ouverte à la discussion et voir comment on peut transformer autrement un problème écologique (le manque de vent), en faire une question politique. Transformer un problème concret en quelque chose de moins tangible, c’est tout l’enjeu de l’utopie. C’est pour cela aussi que notre spectacle est très bavard. Mais il nous fallait procéder à une distinction éthique entre, d’une part, le bavardage et le commentaire sur le monde tel qu’il est, et, d’autre part, la discussion qui met en jeu des visions du monde. Ce «glissement poétique», nous l’opérons en proposant une nouvelle science utopique, celle des moulins à paroles.
Quelle est votre méthode de travail?
Le choix du texte qui sert de base, ici les personnages des géants Grandgousier, Gargamelle, Gargantua et Pantagruel issus des textes de Rabelais, est déterminé par Karine et Marie.
Ensuite, nous faisons, avec toute l’équipe (les acteur·ices Marie et Cyril, mais aussi les créateur·ices son et lumière, la scénographe, etc.) un travail préparatoire au plateau: c’est-à-dire que le texte devient une composante parmi d’autres, que chacun·e apporte ses idées, son énergie, sa personnalité à l’œuvre en création. Moi personnellement je peux intervenir aussi à ce moment-là, bien sûr, mais en général je préfère observer et envoyer plus tard par mail des notes, des propositions, des questions. Entre ces moments de travail au plateau, je développe le texte et le scénario, donc concrètement j’écris. Comme je disais plus haut, j’envisage la dramaturgie comme l’action, donc je réfléchis aux trajectoires des différentes actions. Quels sont les objectifs des protagonistes, et comment vont-iels surmonter leurs obstacles? Comme méthode, j’apprécie particulière l’art de la dispute, dans le sens premier du terme: la contradiction qui fait avancer.[3][3] Du latin «disputare», «examiner, discuter», d’abord employé au sens de «discuter, débattre», puis à partir du XVIIᵉ au sens de «rivaliser avec, (se) quereller»
Comment la pièce a-t-elle évolué au cours du travail d’écriture?
Au départ, on était partis plutôt sur une accumulation de sketches à la Monty Python (Rabelais s’y prête très bien). Mais il nous a fallu assez vite construire une narration plus à notre goût, car c’était trop peu «dramaturgique» justement: il nous fallait plus de disputes.
Les Karyatides propose une forme de théâtre très particulière qui vient de la marionnette et qu’on appelle «théâtre d’objet». Comment appréhendez-vous cette forme?
La différence de nature m’importe peu et je connais peu le théâtre d’objet mais c’est une forme qui permet par son étrangeté un décalage, une distanciation. Historiquement il s’est construit à partir des théories brechtiennes, et de l’idée de réutiliser les rebus de la société de consommation. Par des techniques de chargement symbolique, on transforme l’objet en autre chose. Politiquement, c’est très fort!
___________________________
Les Géants, à voir du 22 au 24 mars 2023 au Théâtre de Liège et du 25 au 27 avril à la Maison de la culture de Tournai.
Jeu: Cyril Briant et Marie Delhaye (en alternance avec Estelle Franco)/Mise en scène: Karine Birgé/Dramaturgie: Robin Birgé & Félicie Artaud/Création sonore: Guillaume Istace/Musiques additionnelles: Gil Mortio/Scénographie & costumes: Claire Farah/Coordination technique et création lumière: Karl Descarreaux/Collaboration technique: Dimitri Joukovsky/Constructions et interventions techniques: Claire Farah, Karl Descarreaux, les ateliers du Théâtre de Liège, Sébastien Boucherit, Joachim Jannin et Pedro Ferreira Da Silva/Visuel: Antoine Blanquart.
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