RECHERCHER SUR LA POINTE :

Je m'amuse à glaner des œuvres à Bruxelles ou ailleurs. Je prends plaisir à alimenter ma bibliothèque intime, méli-mélo anarchique de films et d'arts vivants.  Le bric-à-brac c'est: Assumer pleinement un regard situé ̶ queer, féministe et décolonial ̶ comprendre ce qui me touche, me marque, me questionne et restituer mes notes comme autant de pensées attrapées au vol.
épisode 4/4
4/4
Fils de batard © Lara Herbinia

Ave Elena

Émois

épisode 4/4

La première fois que j’ai compris que le théâtre me faisait vraiment quelque chose de spécial, j’étais en cinquième primaire, dans la classe de madame Brigitte. Un homme était venu faire une saynète pour nous donner un avant-goût des Fourberies de Scapin de Molière, que nous allions découvrir avec la classe. Depuis, j’ai appris à intellectualiser mon rapport au théâtre pour me donner une petite consistance, mais de temps en temps, le miracle se reproduit de façon grandiose: mon coeur est plein, mon coeur bondit, j’ai les larmes aux yeux ou un grand sourire aux lèvres comme ce matin-là dans ma classe de primaire. C’est exactement ce qu’il s’est passé avec Fils de bâtard d’Emmanuel De Candido.

Fils de bâtard commence avec la question a priori simple d’un fils à son père: «Papa, je suis mort, est-ce qu’on peut recommencer?».
De là, le père tire des fils: de son périple sur les traces de son propre père, entre l’Antarctique et le Congo en passant par l’Égypte, à la naissance de son fils jusqu’à la mort de sa mère.

L’auteur est né de l’amour d’une infirmière et d’un homme marié, cela fait donc de lui un bâtard, comme il le dit. Ce père, il le verra de temps en temps, nous en avons des bribes à agencer entre souvenirs et projections.
A priori, il a tout d’un héros romantique, un peu à la Rimbaud avec les paradoxes et la violence que ça induit: il s’agit d’un soldat flamand, ancien colon, devenu psychologue et porté sur la spiritualité à la fin de sa vie.

«Est-ce qu’on peut recommencer?»

Dans sa quête intime pour rattraper son père, De Candido nous embarque sur des motos, dans des avions, entre les balles. Il est accompagné par les notes de guitare d’Orphise Labarbe qui dialoguent avec son récit et les images qu’il provoque. On aurait presque pu se contenter de ça, tant sa capacité d’incarner et de conter se suffisent quasiment à elles-mêmes: de sa troublante sincérité jaillit une puissance folle qui nous bouleverse. À la fois grillot et magicien, l’interprète joue avec quelques accessoires, quelques effets qui font de la scène un espace organique tour à tour brûlant sous le soleil ou enneigé. Sur scène, notre coeur bat au rythme d’un cortège invisible et il fait autour du lit d’hôpital de sa mère défunte. Ici, un bison apparaît et se déplace comme un fantôme, là, des cendres volent dans les airs comme des confettis de carnaval.

La force de cette dernière création, c’est qu’on est non seulement pendu·es aux lèvres de l’interprète, en vibrant sur la musique, mais aussi ébloui·es par tout ce qui se passe sous nos yeux. Emmanuel De Candido est à la fois magicien, poète et griot.
Mais pas que. Il propose un fond qui percute par sa justesse, son honnêteté et son intelligence. À travers cette histoire, l’auteur interroge l’héritage immatériel de la colonisation comme patrimoine commun: c’est un homme blanc qui en parle, pas comme d’un fait passé et distant mais comme évènement historique qui le concerne aussi, intimement. Il prend la question à bras le corps et questionne: que fait-on de notre Histoire? Qu’allons-nous transmettre de notre rapport au monde et à cet héritage?

J’avais déjà beaucoup aimé son regard et sa posture dans La ronde flamboyante, une pièce qui, à sa façon, s’inscrivait aussi dans une trame politique décoloniale.

Les fils se mêlent, s’emmêlent, entre fantasmes, hommages et deuil. On comprend que ce périple au bout du monde et au fond de soi nous mène au chevet d’une mère présente dès le départ et maintenant disparue. Son ombre est partout, celle de la femme forte et indépendante qui a élevé son fils seule, avec amour et conviction. Le regret de ne pas avoir pu lui dire au revoir le ronge. Est-ce qu’on peut recommencer? L’écho de cette question lancinante plane encore dans les airs. La réponse est oui, si on veut, du moins ici, car au théâtre tout est permis.

___

Fils de batard

Avec  Emmanuel De Candido, Orphise Labarbe et Clément Papin
Un spectacle de  Emmanuel De Candido

À voir le 4 avril 2025 à L’Entrela, Centre culturel d’Evere

Voir le site de la cie Maps


Vous aimerez aussi

Yasmine Yahiatène (à l’avant-plan) et les quatre participantes de l’installation «Les châteaux de mes tantes », à découvrir à l’Espace Magh. ©Pauline Vanden Neste

Les châteaux de mes tantes

En ce moment
Sandrine Bergot, artiste, créatrice, cofondatrice en 2007 du Collectif Mensuel, prendra le 1er septembre la direction du Théâtre des Doms, vitrine de la création belge francophone à Avignon. ©Barbara Buchmann-Cotterot

Sandrine Bergot, cap sur les Doms

Grand Angle
À gauche, Daniel Blanga-Gubbay et Dries Douibi, codirecteurs artistiques du Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles, et, à droite, Jessie Mill et Martine Dennewald, nouvelles codirectrices artistiques du Festival TransAmériques (FTA) à Montréal | © Bea Borgers et Hamza Abouelouafaa

Diriger un festival: à deux, c’est mieux

Grand Angle