Le vent tourne I
Grand Angle28 décembre 2021 | Lecture 1 min.
Deux enjeux connexes et cruciaux animent aujourd’hui les débats dans le secteur culturel: la décolonisation des arts et une meilleure représentativité de la diversité de la société au sein des infrastructures culturelles. En résultent des demandes de gestions plus ascendantes et participatives (bottom up) et d’une plus grande implication des différentes communautés d’usagers.
Le cas de la Belgique n’est pas isolé mais il a pour particularité d’avoir de nombreux théâtres fondés aux lendemains de Mai 68 par de jeunes artistes qui avaient mobilisé pour leur élaboration les valeurs des contestations culturelles alors en vogue (liberté, créativité, autonomie, démocratie culturelle, etc.).
Bien sûr, ces structures ont évolué, de même que les décrets régissant les politiques culturelles.
Mais si l’on veut reconsidérer les modalités de fonctionnement de nos théâtres, il est important de revenir sur l’histoire de ces lieux, de comprendre leur évolution, leur partis pris et les conséquences de ces derniers sur l’état actuel du champ culturel en Belgique francophone.
Nous avons interrogé certains des protagonistes de cette histoire: des directeur·ices-fondateur·ices, des administrateur·ices ainsi que des représentant·es des institutions politiques.
Jean-Philippe Van Aelbrouck, ancien directeur général adjoint du Service général des Arts de la scène à la FWB a accompagné tout au long de sa carrière la mise en place et le développement du secteur des arts de la scène. Il nous apporte ici son éclairage sur cette histoire mais aussi ses réflexions sur le devenir des arts de la scène.
Karolina SvobodovaPour commencer, pourriez-vous nous rappeler dans quel contexte culturel et social ont été créés une grande partie des théâtres de la Fédération Wallonie-Bruxelles? Qu’est-ce qui caractérise cette histoire et quels enjeux présidaient à leur mise en place?
Jean-Philippe Van Aelbrouck L’après-guerre a vu éclore plusieurs compagnies, initiées le plus souvent par des comédiens. Certaines ont été institutionnalisées au début des années 1950, comme le Théâtre national de Belgique, le Théâtre du Parc et le Rideau de Bruxelles avec, pour chacune, une «spécialisation»: théâtre «d’éducation nationale» pour le Théâtre National, théâtre «littéraire» pour le Parc, théâtre «nouveau» pour le Rideau. Cette institutionnalisation faisait partie d’une politique de «reconstruction». Les troupes itinérantes du Théâtre de l’Équipe (dirigée par Fernand Piette) et des Comédiens routiers (dirigée par Jacques Huisman, futur directeur du Théâtre national) avaient pour mission de sillonner les villes et villages de Wallonie pour «l’édification des masses», dans une démarche d’éducation permanente (on disait «éducation populaire» à l’époque), en ce compris dans les écoles.
Le Gouvernement met aussi en place une politique d’aide à la création, aux jeunes compagnies et à la diffusion du théâtre. Il instaure également un Conseil de l’art dramatique. En 1968, le ministre de la culture Pierre Wigny déploie un grand «plan quinquennal de politique culturelle» qui va jeter les bases de notre fonctionnement culturel actuel. La construction des Maisons de la culture, dotées de salles de spectacle, va favoriser la diffusion du théâtre en Wallonie, tandis qu’à Bruxelles de jeunes comédiens s’approprient des lieux (comme d’anciens cinémas par exemple) pour en faire des salles de spectacle.
Toute cette période est déjà marquée par la dualité théâtres institutionnels/compagnies «privées» (à l’initiative d’un individu). Cette dualité va s’exacerber jusqu’à nos jours, malgré les tentatives de rapprochement et les recommandations des instances d’avis au fil des ans.
Que pensez-vous de la figure du «directeur-fondateur»? Quels sont les avantages et les désavantages de cette double fonction?
Autant le dire, cette figure du directeur-fondateur a empoisonné la politique culturelle durant des décennies…
Elle a engendré des confusions de patrimoine (entre le directeur et son théâtre subventionné) et des scènes de schizophrénie (un directeur/acteur/metteur en scène mélangeait parfois ces fonctions: comme metteur en scène, il engageait des acteurs mais comme directeur, il les licenciait).
Aujourd’hui, la quasi-totalité des directeurs-fondateurs a disparu et le nouveau décret des arts de la scène encadre la politique d’engagement des directeurs à la tête des institutions et des compagnies.
Pourtant, ce sont principalement des artistes que l’on retrouve encore aujourd’hui à la tête des théâtres en Fédération Wallonie-Bruxelles, une situation qui n’existe pas dans le secteur des arts plastiques par exemple. Quel regard posez-vous sur cette situation?
Que demande-t-on à un·e directeur·ice de théâtre? D’être en même temps un·e excellent·e artiste et un·e expert·e-comptable! Denrée rare… Aussi a-t-on souvent affaire à des directions bicéphales, situation elle aussi difficile à gérer: en définitive c’est souvent l’expert-comptable qui tranche, lui qui est garant de la bonne utilisation des deniers. Cela étant dit, la situation a tendance à se diversifier: plusieurs théâtres sont aujourd’hui dirigés par des personnes qui ne sont ni artistes, ni metteurs en scène, mais qui ont une excellente connaissance du milieu artistique, conjuguée à des qualités de gestionnaire. Cela me paraît être un modèle à suivre, sans le généraliser pour autant.
En lien avec les débats qui animent aujourd’hui la société civile sur les enjeux de représentativité de la diversité et d’un élargissement des usages et possibilités d’appropriation des institutions, comment les structures culturelles (théâtres et centres culturels) peuvent-elles mieux accueillir des pratiques artistiques et sociales actuellement marginalisées dans le secteur de la culture?
Le décret des arts de la scène prévoit explicitement un questionnement des institutions sur les pratiques alternatives et le travail sur et avec le public. Les missions des centres culturels sont bien de favoriser des pratiques artistiques et sociales marginales, avec une attention particulière aux populations touchées (ou susceptibles de l’être) par ces pratiques. Mais les centres culturels sont des «institutions» portées principalement par des pouvoirs publics (communes, provinces, FWB). Il n’en va pas de même des théâtres qui restent des organismes de droit privé, même subventionnés. C’est pourquoi le décret des arts de la scène ne peut s’immiscer dans la politique artistique des théâtres, qui est du ressort de leurs organes de gestion. Mais le décret peut susciter et encourager le questionnement de ces théâtres et inscrire leurs préoccupations dans le cahier des charges de leurs contrats-programmes, évalué tous les cinq ans. L’encouragement à davantage d’interdisciplinarité a, me semble-t-il, également favorisé les pratiques artistiques et sociales marginales.
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