
«The Brutalist» de Brady Corbet
En ce moment14 février 2025 | Lecture 6 min.
épisode 5/5
!Attention, cette critique contient des spoilers!
N’hésitez pas à y revenir une fois que vous aurez vu le film si vous ne souhaitez pas vous gâcher la surprise de la découverte.
En ne s’attardant qu’au triomphe connu par The Brutalist aux prestigieuses cérémonies de prix de cette période de l’année, on en oublierait presque à quel point la complétion du projet fut loin d’être une promenade de santé. Tournage différé à cause de la pandémie, retardé ensuite en raison de grossesses et de décès familiaux au sein de l’équipe de production, changement complet de la distribution, budget assez modeste par rapport aux ambitions épiques du réalisateur; il aura fallu beaucoup de détermination pour accoucher d’un tel film sans compromettre sa vision artistique et, au bout du compte, en gagnant de l’argent.
Scénario & Thématique(s)
On y suit en quatre parties le destin de László Tóth, un brillant architecte de l’école du Bauhaus survivant de l’holocauste qui immigre aux Etats-Unis en 1947.
À son arrivée à Philadelphie, il apprend que sa femme Erzsébet et sa nièce Zsófia, dont il avait été séparé, ont également survécu mais restent coincées en Europe. Il est accueilli chez son cousin Attila qui lui offre des conditions de vie précaires en échange de son aide pour le développement de son entreprise de mobilier. Après la rénovation accidentée du salon de lecture d’un riche industriel, Harrison Van Buren, László se voit expulsé.
Il commence à travailler sur un chantier où Harrison le retrouve. Ayant découvert son talent architectural, il lui commande la création d’un centre communautaire. Le travail commence et László est enfin réuni avec Erzsébet et Zsófia. Les trois membres de la famille souffrent de traumatismes de guerre: les jambes d’Erzsébet sont paralysées, Zsófia refuse de parler et László a développé une addiction à l’opium.
Le projet Van Buren connait plusieurs catastrophes et retards. En 1958, les Tóths déménagent à New York. Zsófia, récemment mariée, décide d’aller s’établir en Israël. László reprend son travail interrompu sur le centre communautaire. Lors d’une visite dans une carrière de marbre en Italie, Harrison viole László. Après cet épisode, sa santé mentale se détériore gravement et il manque de tuer son épouse en essayant de soigner ses douleurs avec de l’opium. Erzsébet, à présent capable de se tenir debout à l’aide d’un déambulateur, dénonce Harrison lors d’un dîner avant de se faire violemment évacuée. L’entrepreneur disparaît et on devine qu’il s’est suicidé dans le bâtiment inachevé tandis que le couple Tóth rejoint Zsófia à Jérusalem. En 1980, une rétrospective consacrée aux œuvres de László se tient à la première Biennale d’architecture à Venise.

Si j’ai retranscrit le synopsis dans son entièreté, c’est pour bien comprendre l’échelle ambitieuse de cette œuvre ainsi que les différents thèmes qu’elle aborde. En s’inspirant des histoires de plusieurs photographes, designers et architectes, tels que Paul Rudolph, Ludwig Mies van der Rohe, László Moholy-Nagy, Marcel Breuer et Ernő Goldfinger, Brady Corbet et Mona Fastvold ont créé un personnage à travers lequel on détricote l’épopée pour le moins ambigüe du rêve américain après la victoire de la Seconde Guerre mondiale et l’avènement d’un nouvel impérialisme économique et culturel. László Tóth fuit la barbarie nazie et se voit ultimement confronté à la cruauté du capitalisme.
Ce faisant, il essaie de convertir son traumatisme en objet (utilisant par exemple les dimensions de sa cellule à Dachau comme point de référence dans ses calculs), en une expression monumentale dont la radicalité est artistique et politique. L’exercice est aussi éminemment métatextuel, mettant en exergue la potentielle noirceur du processus collaboratif entre les cinéastes et les maisons de production. Dans plusieurs entretiens, le duo parle même d’un exorcisme personnel après l’échec d’un projet et l’exploitation dont l’une comme l’autre ont été les victimes.
La structure, qui comprend une ouverture, une première partie intitulée The Enigma of Arrival, une intermission, une seconde partie titrée The Hard Core of Beauty et l’épilogue The First Architecture Biennale, accomplit diverses choses. D’abord, elle procure une dimension lyrique au film, sorte d’opéra de l’immigration.
Ensuite, elle guide poétiquement la réception du public, créant des questions ou des attentes qui seront tour à tour résolues ou trompées, modulant les réactions entre satisfaction et surprise.
Enfin, la pause renforce le sentiment de l’expérience commune qu’est une séance de cinéma, sentiment parfois disparu dans l’immersion ou trop invasif (je vous vise personnellement les masticateur·euses compulsif·ves). Ce faisant, elle procure un moment de répit qui facilite le maintien de l’attention sur la longueur pour nombre de spectateur·ices.

Photo & montage
Difficile de parler de l’esthétique du film sans évoquer le courant architectural brutaliste qui fait partie de son ADN narratif. Le terme est dérivé de l’expression «béton brut» employée originellement par Le Corbusier pour qualifier l’aspect sauvage et primitif de ce matériau quand il est utilisé sans transformation.
Les structures brutalistes se caractérisent par des formes géométriques massives et anguleuses, des répétitions de motifs ou d’éléments comme les fenêtres, la visibilité d’installations habituellement cachées comme des citernes ou des installations de chauffage, et l’utilisation de matières sans ornements ni revêtement, principalement le béton, la brique, le verre et l’acier, ainsi que des couleurs quasi monochromes. Il s’agit de promouvoir le dénuement en négation du raffinement des Beaux-Arts et de la nostalgie architecturale des années 1940.
À bien des égards, la photographie de Lol Crawley suit une démarche similaire.
Premièrement, le choix du format particulier de la VistaVision en 70mm, inventé à l’époque représentée, donne un poids aux images qu’il est impossible de reproduire en numérique, mais en conservant une résolution haute définition (notamment par le défilement horizontal de la pellicule, plutôt que vertical)[1][1] Ce principe de défilement est d’ailleurs immédiatement suggéré à l’inconscient des spectateur·ices qui n’ont pas forcément les connaissances techniques pour le déduire grâce au générique d’ouverture qui traverse l’écran de droite à gauche.
Le cadre s’en trouve élargi, permettant de jouer habilement sur la composition des plans où les lignes viennent souvent casser la perspective, parfois en combinaison avec des choix d’angles extrêmes. La palette reflète celle des bâtiments: des gris, des marrons, des bleus sombres, des noirs, contrastant avec l’environnement naturel, et plus particulièrement la lumière, souvent froide et bloquée par les formes dessinant des ombres intéressantes sur les surfaces.
La vraie réussite visuelle de l’ensemble est la capacité du réalisateur à imprimer du mouvement au sein de ces décors imposants et rigides, par des tournoiements, des travelings extrêmement rapides, ou l’utilisation de la caméra à l’épaule. L’ouverture en est un prodigieux exemple: l’arrivée de László à Ellis Island est montrée en faux plan-séquence, depuis les entrailles chaotiques du bateau surpeuplé jusqu’au pont et une vision écrasante de la Statue de la Liberté vue à l’envers; cristallisant déjà tout le discours thématique susmentionné.

Le montage de Dávid Jancsó est, quant à lui, moins aventureux. Il s’agit d’abord de raconter cette épopée en évitant l’ennui, de manière fluide, et sans précipitation. L’efficacité du résultat mérite des louanges.
On peut cependant regretter le manque de jusqu’auboutisme stylistique, comme des ruptures plus cassantes au lieu et place des nombreux fades, ralentis et surimpressions plutôt suaves qui dévaluaient pour moi l’intensité viscérale de certaines scènes.
Soulignons malgré tout la brillante utilisation d’images d’archives qui complètent la diégèse avec une contextualisation historique non seulement informative, mais aussi utile à élargir encore plus les dimensions du récit: le destin d’un homme devient celui d’une génération, d’un mouvement, ses tribulations font partie d’un monde complexe et immense au point d’en être terrifiant.
Son & musique
Le son et la musique sont intimement liés dans la bande sonore de «The Brutalist». Contrairement ce qui se pratique d’habitude au cinéma où la partition se greffe au film en post-production, le compositeur Daniel Blumberg a été impliqué par Brady Corbet dès le début du projet. Leur collaboration s’est étendue sur sept ans.
Là encore, le meilleur exemple du résultat de ce processus est contenu dans l’ouverture que le cinéaste souhaitait accompagnée d’une musique continue. Les ébauches de Daniel Blumberg au piano ont donc été utilisées pour chorégraphier toute la séquence.
Si je n’ai pas lu de mention particulière sur les influences du compositeur, je ne peux m’empêcher de relier sa partition au mouvement de la musique concrète, apparu en même temps que le brutalisme en architecture. Celui-ci consiste à travailler à partir de sons réels, enregistrés, fabriqués, refaçonnés de manière expérimentale avant d’arriver à une œuvre définitive. Pour le morceau Construction, les premiers essais ont été joués sur un piano préparé (le son de l’instrument est modifié en plaçant des objets sur les cordes). Le thème d’Erzsébet a été interprété sur le tournage et les bruits de train de la scène en question ont été incorporés dans la version finale.
Afin de donner une voix musicale aux matières et aux bruits de construction tout en ancrant le film dans sa spatiotemporalité, le compositeur a utilisé une orchestration très particulière: du piano, beaucoup de cuivres (cor, saxophones, trompettes, trombone, tuba), des percussions, et très peu de cordes, se contentant de contrebasses (les plus graves donc), et un synthétiseur pour l’ambiance 80s de l’épilogue. Ces choix donnent une puissance métallique et une profondeur caverneuse au résultat qui fait la part belle aux sursauts dissonants, aux sonorités abstraites, aux bruits et aux variations de motifs simples, dont le principal, immédiatement évocateur et reconnaissable, entendu dès l’ouverture, est inlassablement modifié, réarrangé, réorchestré[2][2] Un détail pour les oreilles affutées et aussi monomaniaques que les miennes: un court segment au piano du morceau László m’évoque la deuxième mélodie principale du «Rhapsody in Blue» de George Gershwin, incarnation musicale d’une certaine idée utopique des États-Unis, et peut-être même certains motifs du premier mouvement du Deuxième concerto pour piano de Sergei Rachmaninov, écrit pendant une période de profonde dépression.
Tout comme pour le montage, le mixage participe habilement à la dilatation de l’espace et du temps par la superposition de dialogues (en anglais) et de lettres lues en voix off (en hongrois) par-dessus les images, nous permettant de ressentir les distances séparant les personnages et les années défilant de manière compressée.
Distribution
Au centre du film et malgré un accent hongrois parfois caricatural, Adrien Brody hypnotise de sa présence chaque plan. Sa composition est à la fois très virtuose dans le pur jus hollywoodien – on admire la précision de sa gestuelle, sa façon sensuelle de fumer des cigarettes, de dessiner, de danser, sa démarche tantôt lente et inspirée, tantôt franche et violente, sa justesse dans les moments les plus exigeants (quand il apprend la survie de sa famille, il passe en dix seconde du choc à la colère à la détresse au soulagement plein de larmes) – et en même temps insaisissable, comme un témoin spectral de son héritage culturel, à considérer en parallèle de sa déchirante interprétation de Władysław Szpilman dans «The Pianist» qui lui avait valu un premier oscar (le second est à mon avis presque assuré). Son László Tóth est plus ambigu, plus troublé et plus secret. À l’image des bâtiments qu’il imagine, c’est une surface angulaire, une présence incisive au cœur de laquelle une douleur résonne, le poussant continuellement vers le précipice.
Felicity Jones défend son rôle en mêlant luminosité, fragilité, intelligence (elle dépeint une femme aussi brillante, si pas plus, que son génie torturé de mari), et une puissance extraordinaire, en particulier dans sa dernière scène. Rarement le mot shame n’a été dit avec un tel impact. Nommé pour la première fois de sa carrière pour un Oscar, Guy Pearce incarne avec une forme de jubilation tout ce qui est malsain dans l’impérialisme capitaliste. Ce qu’il réussit de manière très efficace, c’est de séquencer son interprétation en phases: Harrison Van Buren est d’abord un homme bête et brutal, puis un mécène condescendant, puis un entrepreneur vain et ridicule, puis un faux allié, puis un manipulateur, puis un violeur dangereux, puis un politicien pathétiquement ignoble et faux, puis une absence pesante (il faut avoir laissé une forte impression sur un public pour que votre simple disparition suggère le pire).

Encore aujourd’hui, l’architecture brutaliste divise. Son inventivité fascine, mais beaucoup la critiquent comme froide et sans âme. Les plus fervent·es opposant·es au film de Brady Corbet y voient également un exercice de style un peu creux, manquant de punch, enfonçant peut-être des portes ouvertes.
Je dois bien admettre qu’en sortant de la séance, je me sentais en manque d’une saveur plus âpre, d’un sentiment plus noué dans l’estomac. J’avais l’impression qu’on m’avait montré académiquement les émotions sollicitées par cette histoire plutôt que de me les avoir fait véritablement ressentir. Après réflexion, je me demande si ce n’est pas tout simplement parce que mon esprit reste hanté par l’ici et le maintenant d’une réalité sociale, économique et politique bien plus cauchemardesque.
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