Dans la solitude de Koltès
Émois30 octobre 2024 | Lecture 6 min.
Je découvre Koltès au théâtre Le Rideau, avec Dans la solitude des champs de coton dans la mise en scène de Jean-Michel Van den Eeyden. Une lumière blafarde, celle d’un vieux lampadaire solitaire, baigne la scène. Cette lueur froide et inquiétante installe immédiatement une atmosphère oppressante. Nous, spectatrices et spectateurs, sommes installé·es lentement dans cet univers où chaque souffle semble chargé d’angoisse. Je suis happée.
La terre battue
Je suis d’abord frappée par le décor, aussi minimaliste qu’intense. La terre battue, usée par les pas de celles et ceux qui ont dû s’y traîner, raconte à elle seule une histoire de solitude. Quelques objets ici et là – un fauteuil défraîchi, une guirlande de lumières ternes, un feu à moitié éteint – offrent une impression de désespoir. Rien de tout cela n’incite à rester, et pourtant, on ne peut plus détourner les yeux. Dans cette semi-obscurité, un inconfort grandit en moi, et j’ai l’impression qu’il est ressenti par toutes et tous. Ça se reflète dans nos yeux lorsque nous échangeons des regards.
Marc Zinga, dans le rôle du dealer, est déjà là. Il ne nous attendait pas, son regard ne croise pas le nôtre, il reste absorbé par son téléphone tandis que nous sommes plongé·es dans une énergie brute, celle des marges, des échanges furtifs de la nuit et des silences lourds où chaque moment de silence dissimule une menace. L’atmosphère chargée de danger est presque palpable.
La danse verbale complexe
Petite confidence: je n’ai jamais croisé de dealer. À ce moment-là, mon imagination est donc alimentée par les représentations que véhiculent les films et les récits médiatiques. Dans mon esprit, un dealer est une figure de l’ombre, maniant un langage brut et haché, où chaque mot peut jaillir comme une balle. Parler vite pour vendre vite, des échanges dépourvus d’âme et de profondeur, focalisés sur l’argent et la rapidité. Rien de beau, rien de subtil.
Mais Koltès m’a surprise. Dès les premiers mots, je perçois la danse verbale complexe qui se joue devant nous. Son dealer parle avec un calme calculé, pesant chacun de ses mots. Son discours, à la fois précis et hypnotique, transforme un dialogue ordinaire en une confrontation existentielle.
Le rire
Ce soir-là, je suis dans la salle avec des élèves. Autour de moi, iels commencent à rire, d’abord nerveusement, puis de façon plus franche. Cette situation est inhabituelle pour eux, comme pour moi. Nous n’avons jamais entendu un dealer parler de cette façon – ni vulgaire ni pressée, mais avec un calme inquiétant, comme s’il jouait avec sa proie, la séduisant tout en la contrôlant. Le client, fragile et mystérieux, semble porté par des désirs puissants et honteux. La scène est à la fois surprenante et déroutante.
Nous rions, un peu par nervosité, face à quelque chose qui nous échappe. Ce rire maladroit se fait entendre lorsque Fabrice Adde, dans le rôle du client, déboutonne et reboutonne frénétiquement sa chemise, un geste oscillant entre maladresse et tension qui trahit son désarroi. Cela parait presque ridicule, comme s’il jouait une scène embarrassante. Nous rions encore plus fort quand il hausse soudain la voix, tentant de s’imposer, avant de se rétracter, effacé par l’autorité calme mais implacable du dealer.
Je ne suis pas la seule à être saisie par ce jeu de pouvoir. Il me semble que tout le monde dans la salle attend ce moment décisif où l’un des deux céderait. Nous imaginons que le client, si fragile, finirait par craquer et supplier pour obtenir ce qu’il est venu chercher. Ou bien que le dealer, lassé de cette danse, proposerait enfin ce qu’il avait en stock, rompant ainsi l’attente. Nous rions en anticipant cette chute inévitable, cette conclusion où tout redeviendrait simple et où l’ordre familier serait rétabli.
Mais il n’en fut rien.
Une caresse familière
Et puis… Il y a eu le swahili. Ma langue. Elle a surgi sur scène comme une caresse familière au milieu d’un orage théâtral. Cette langue, que j’associais à mes souvenirs d’enfance, a été jetée sans avertissement. J’avoue, j’ai souri bêtement. Ce n’était pas simplement une scène; c’était un moment de connexion intime qui me ramenait à mes racines. À ce moment précis, mon regard sur Marc Zinga a radicalement changé. Je ne voyais plus seulement un dealer, mais un homme complexe, riche de ses propres expériences, luttes et rêves. J’ai compris, en quelques phrases, d’où il venait, et j’ai commencé à deviner l’histoire qu’il portait en lui, les épreuves qu’il avait surmontées, les espoirs qui l’animaient.
Je me suis demandé comment les acteurs et le metteur en scène avaient vécu ce choix en coulisses, pendant la création du spectacle. J’aurais tant aimé être une petite souris et remonter le temps pour les observer. Voir le moment où Marc Zinga, sans doute avec une certaine hésitation ou peut-être même avec assurance, a proposé d’intégrer sa langue maternelle dans la scène.
Ce choix de recours au swahili change mon interprétation de la pièce: je me focalise sur les enjeux de communication. Je vois ces deux hommes, face-à-face, dans un espace à la fois fermé et ouvert, qui sont pourtant irrémédiablement seuls. Plus ils se confrontent, plus la distance entre eux semble se creuser. Et je comprends que leur désir d’échange dépasse le simple besoin matériel; ils cherchent quelque chose de plus essentiel, un lien, un contact humain. Mais cet échange, nous montre Koltès, est vicié par la lutte, par le besoin de pouvoir et de domination.
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Dans la solitude des champs de coton, du 20 septembre au 4 octobre 2024 au théâtre Le Rideau.
Texte Bernard-Marie Koltès • Mise en scène Jean-Michel Van den Eeyden • Jeu Fabrice Adde et Marc Zinga • Assistanat à la mise en scène Amélia Colonnello • Dramaturgie Isabelle Gyselinx • Scénographie Delphine Coërs • Création sonore Rémon Jr • Création lumière et régie générale Florentin Crouzet Nico • Costumes Justine Drabs • Coach physique Catherine Labrique • Stagiaire en régie Ivan Hanon de Louvet • Habillage Nina Juncker
Production L’Ancre – Théâtre Royal.
Une rencontre après la représentation a eu lieu le 3 octobre 2024, intitulée «Les mots et la langue comme outils de pouvoir et d’émancipation» avec Yousra Dahry et Jean-Michel Van den Eeyden, modérée par Gloria Mukolo.
Pour découvrir un aperçu de la pièce:
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