Comme au stade
En ce moment4 septembre 2022 | Lecture 2 min.
Il y a tout: les maillots, les écharpes, les drapeaux, les chants, la fanfare, les mascottes, la baraque à frites, la bière, et surtout la passion. Enfin, presque tout, puisqu’il n’y a pas de joueurs, ni même de ballon. En créant Stadium suite à deux ans d’immersion au Racing Club de Lens, ville de l’ancien bassin minier du Nord-Pas-de-Calais en pleine crise de reconversion économique, l’auteur et metteur en scène français Mohamed El Khatib ne voulait pas mettre en avant ce qui se passe sur la pelouse, ceux qui suent et brillent sous les projecteurs, mais bien ceux qui sont autour, dans les gradins, ces anonymes dont la ferveur fait vibrer le stade. Et pour les mettre en avant, il les fait monter sur scène.
C’est une habitude chez Mohamed El Khatib: ne pas travailler avec des comédiens, mais avec les «témoins» qu’il a rencontrés et dont l’histoire le touche. «Je préfère que ce soit eux qui viennent raconter eux-mêmes sur le plateau, plutôt que de passer par des intermédiaires.», dit-il. «Le modèle, ce serait comme en agriculture, quand un paysan vend directement sa production à celui qui l’achète, en s’affranchissant de l’industrie agro-alimentaire, des centrales d’achat: passer directement du témoin au spectateur, avec le moins de filtres possible.»
Autre habitude de Mohamed El Khatib: préférer aux grandes salles de spectacles traditionnelles des dispositifs qui favorisent la proximité, pour des publics d’ampleur modeste. «On dit toujours qu’il faut des artistes pour les grands plateaux, moi je dis qu’il faut détruire les grands plateaux et qu’il faut des artistes pour des petites formes, pour toucher les gens à petite échelle, dans des formats qui puissent prendre place en extérieur, avec des dispositifs plus modulables pour ne pas être prisonniers des cathédrales. Les théâtres tels qu’ils ont été pensés, comme des petits stades, n’ont plus aucune pertinence à mon sens.» Et paradoxalement, lors de son passage à Tournai, Stadium était présenté non pas à la Maison de la Culture, mais carrément dans le Hall des Sports voisin, où avant le début du spectacle, les gradins avaient spontanément résonné de chants et s’étaient secoués de olas. Comme au match.
Mais cette «entorse» au principe de proximité accomplie pour Stadium n’est pas due au hasard. «En général au théâtre, il y a un ou deux acteurs devant 400 personnes, mais ici, ils étaient 58 sur scène, ça changeait le rapport de force.» explique le metteur en scène. «Il y avait quelque chose de massif qui pouvait supporter le rapport frontal. Pour ces 58 supporters, collectivement, symboliquement, il fallait un grand espace. Il fallait que ça impose quelque chose d’un peu extraordinaire, c’est-à-dire l’absence de l’invisibilité des classes populaires en théâtre. D’un coup, il fallait que ça s’incarne par un geste fort dans l’espace.»
En faisant monter sur scène Georges, avec son drapeau immense cousu à la main par sa mère, Jonathan, capo des Tigers, la doyenne Yvette, présente avec une partie de ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, l’arbitre ou encore le danseur qui se cache sous le déguisement de la mascotte, Mohamed El Khatib laisse entendre la voix de ceux qu’on n’entend pas, met dans la lumière ceux qu’on ne voit pratiquement jamais.
En cela, il se rapproche du cinéma social britannique à la Ken Loach, ou encore des écrivains transfuges de classe français comme Edouard Louis et Didier Eribon, à la différence que chez lui il n’y a pas la distance de la transposition cinématographique ou de l’écriture littéraire: la parole est directe, livrée de personne à personne. Et la question de l’évaluation des compétences est évacuée. «La question n’est pas: est-ce qu’il joue bien ou pas? Mais qu’est-ce qu’il nous a raconté et pourquoi?»
Du vrai théâtre démocratique.
NB: Mohamed El Khatib est artiste associé au Théâtre National Wallonie-Bruxelles.
Stadium, à voir les 16 et 17 septembre.
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