RECHERCHER SUR LA POINTE :

Hardcore, Alban Ovanessian ©Ugo Woatzi

Avoir un corps

Émois

C’était mardi soir, j’allais au théâtre de la Balsamine pour voir un spectacle nommé hardcore et le mot m’inquiétait. Avec mes ami⸱es, on est entré·es dans la salle, on s’est assis·es sur des tables tout autour du plateau, ce qui s’appelle (je viens de l’apprendre) une mise en scène quadri frontale, c’est à dire qu’on entourait les performeureuses comme dans une arène[1][1] Comme l’explique l’artiste lui-même dans une interview à la RTBF dans l’émission Kiosk:https://auvio.rtbf.be/media/l-actualite-des-arts-de-la-scene-kiosk-kiosk-3382120.

J’ai trouvé ça beau, immédiatement. Les performeureuses étaient déjà sur le plateau, la musique était plutôt douce, un truc sensuel et lent, des mouvements lancinants, on se faisait regarder dans les yeux, moi je savais pas comment réagir que dire avec mes yeux, qu’est-ce qu’on dit du regard quand on est public et que devant nous des corps ondulent agrippent écartent frottent contractent en rythme, qu’est-ce qu’on dit quand parfois la musique s’éteint et que tu les entends respirer, quand parfois la musique gueule et que tu les entends gueuler (iels parlent pas, jamais, t’entends leurs mollets et leurs ventres gueuler).

Qu’est-ce qu’on dit du regard quand on est public et que devant nous des corps ondulent

Qu’est-ce qu’on dit quand c’est comme ça, je sais pas. Je regardais juste avec admiration et respect, je crois, j’essayais de dire ça. Je me sentais bien, émue, emmenée tranquillement. Je trouvais ça beau et érotique, présent.

Hardcore, Alban Ovanessian, ©Ugo Woatzi

Petit à petit la musique s’est durcie, accélérée, les corps aussi, les mouvements ont pris de l’amplitude et de l’intensité. Beaucoup de ces gestes avaient une connotation sexuelle, beaucoup n’en avaient pas.

La sexualité pour nous toustes porte en elle autant de joies que de violences

Mais la salle était sombre et enfumée, les corps exigeants, j’avais du désir, plein, à plein d’endroit, et la sexualité pour nous toustes porte en elle autant de joies que de violences, autant de libertés que d’abus, alors c’était difficile parfois de regarder ces corps s’expandre et s’arquer, ces têtes qui sans cesse frappaient l’air de haut en bas[2][2] c’est du headbanging et c’est impressionnant, c’était difficile de voir tout ça sans me rappeler des lieux et des temps où ça n’avait rien eu de joyeux. Il m’a fallu trouver un truc pour les accompagner et j’ai décidé de regarder leurs corps différemment.

J’ai imaginé ce que ça ferait au mien, de balancer ma tête si fort, d’atterrir en grand écart, de tomber sur mes genoux, de bouger mon cul inlassablement, de frôler les autres ou de les tenir, de faire aller mes hanches et de courir, d’ouvrir grand le torse, j’ai décidé de les rejoindre, de leur rendre leur regard cette fois au-delà de l’admiration et du respect, comme une pair.

J’ai pas mal chialé, à plusieurs moments. De soulagement parfois, d’exaltation parfois, de peur, de souvenirs malvenus ou d’espoirs agressifs, de joie, de lien. J’ai aimé voir ces performeureuses sortir une seconde de la danse, s’essuyer le front, installer une barre de pôle, sourir au régisseureuse, nous dire de nous bouger de faire place sur les tables, j’avais envie qu’on me raconte les corps aussi dans ces moments-là.

Hardcore, Alban Ovanessian, ©Ugo Woatzi

Des corps qui poussent poussent poussent jusqu’à

j’espère pas jusqu’à la douleur, je pense pas

qui poussent jusqu’à être au-delà

jusqu’à ce que les corps parlent et qu’on ne doive plus rien dire.

Alban Ovanessian, en parlant de son spectacle, n’évoque pas tant le sexe ni la violence. Plutôt la puissance: «Le hardcore est basé sur notre relation aux limites, au risque, à la transcendance de soi, la répétition et le plaisir»[3][3] citation d’Alban Ovanessian traduite en français, dans une interview par Stin Sampers sur le site Different Class: From Fashion Magazine to Queer Utopia. Je me demande alors ce que ça disait de ma propre relation à mes limites et au plaisir, ce que j’ai ressenti dans cette salle. Le spectacle parle d’utopie, de corps héroïques. L’utopie en fait, par définition[4][4] L’une des définitions de l’utopie, selon le cnrtl: “Système de conceptions idéalistes des rapports entre l’homme et la société, qui s’oppose à la réalité présente et travaille à sa modification”, c’est un truc que tu peux pas atteindre, un truc qui sert à te pousser au changement.

On te fait voir ce qui pourrait être

pour que tu ailles vers ça.

Vers quoi ça m’a donné envie d’aller alors, ce spectacle?

peut-être vers de la puissance

pourtant avec mes potes parfois on s’est demandé·es mais est-ce que ces gens vont bien?

on a trouvé qu’iels avaient l’air seuls à certains endroits

on a vu et perçu de la violence, aussi

mais tu vois, en écoutant Alban[5][5] op. cit. interview sur la rtbf: Kiosk, je me suis demandée,

si j’y avais vu de la violence

ce que ça disait de moi

plus que ce que ça disait du spectacle

et si ce sont ça les corps libres

de quoi s’est-on libéré?

peut-être de la peur de se regarder dans les yeux

quand on prend de la place

peut-être de l’impossibilité d’avoir une scène où il ne s’agit pas de souffrance

je ne sais pas

alors finalement l’utopie c’est sûrement simplement accueillir

n’avoir rien à comprendre rien à décider rien à demander

laisser les danseureuses se raconter leur histoire en elleux et y percevoir la nôtre

l’utopie c’est se regarder dans les yeux et s’inviter

c’est sourire aux régisseureuses

et balancer sa tête jusqu’à ce qu’une salle entière balance sa tête parce que finalement

on est empathiques, toustes

qu’on se fait de la place qu’on entre pas en collision qu’on s’écoute

qu’on peut dire merci

rejoindre à sa manière

l’utopie c’est aller aussi loin aussi fort qu’on le veut tant qu’on est dans le plaisir

du plaisir il y en avait plein sur cette scène, je pense

il ne ressemblait pas toujours au mien

mais souvent j’ai pu sentir mon corps répondre aux leurs car nos puissances ne se font jamais d’ombre. Je pense que parfois j’ai chialé pour ça. Parce qu’on était toustes dans la même pièce et qu’on se donnait toustes, à nos manières.

___

Hardcore a été présenté à la Balsamine en ouverture de saison, du 23 au 27 septembre 2025.


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