À l’épreuve de la matière
En ce moment11 mars 2024 | Lecture 4 min.
Situé dans les anciennes écuries du Palais d’Egmont, l’ISELP accueille aujourd’hui dans ces bâtiments réaménagés des expositions transdisciplinaires et favorise la porosité entre les arts.
Actuellement, ce sont les artistes Edith Bories, Dries Segers, Liesbet Grupping, Lara Gasparotto, Lucas Leffler, Hélène Petite, Thomas Vandenberghe et Laure Winants qui mettent la photographie à l’épreuve de la matière dans une expédition passionnante aux frontières physiques de la photographie. Chaque artiste exposé développe un rapport singulier au médium photographique, distillant des forces de résistances face à la dématérialisation croissante des images. Une immersion dans la matière qui nous mènera aux confins de l’abstraction…
Disparition de l’image
Dès l’arrivée en haut de la passerelle qui mène au premier étage, le grand tirage Sea, de Liesbet Grupping, nous plonge dans un monde qui oscille entre sa matière et sa représentation, entre profondeur et surface, déployant d’étranges émulsions grasses aux hypnotiques tons mauves et violets.
L’image est extraite de la série Matter in progress, où l’artiste interroge les possibilités d’enregistrement du matériau photosensible en l’exposant non pas à la lumière, mais à l’eau ou à des salissures. L’image y disparaît pour rendre visible un processus.
L’exposition se poursuit ensuite avec l’eau comme agent du procédé d’exposition puisque c’est la Mer Egée qui, au contact des négatifs accidentellement engloutis d’Edith Bories, a imprégné ses films de mystérieuses lignes troubles.
L’artiste a ensuite interprété ces paysages aquatiques imaginaires aux pastels secs, pour créer un triptyque aux tonalités douces et diffuses. Edith Bories se saisit ainsi d’un incident de façon opportune, transformant le produit du contact entre la mer et son matériel, en une occasion poétique.
La matière du monde, vers une photographie écosophique
Dries Segers recherche lui volontairement cette rencontre entre le support photosensible et certains éléments naturels comme la boue, qu’il envisage comme un collaborateur, participant à part entière de son travail en laboratoire. À la recherche de procédés naturels de développement pour remplacer les produits polluants habituellement utilisés par l’industrie argentique, il invente les Mudgram (dérivés du photogramme), impressions de solutions boueuses directement exposées à la lumière sur des films à l’halogénure d’argent. La boue, ainsi libre de s’exprimer, s’épanouit en formes organiques semblable à une accumulation de magmas colorés, nous faisant hésiter entre l’impression d’être face à l’infiniment grand ou au contraire, à l’infiniment petit.
Plusieurs artistes s’engagent ainsi dans une démarche expérimentale qui les entraîne dans les profondeurs même de la picturalité, à la recherche d’un nouveau territoire questionnant de façon critique les techniques photographiques et leur empreinte sensible, écologique et physique sur le monde.
Ce questionnement critique s’élabore à partir d’enjeux contemporains, comme celui de la surproduction, mais aussi de pratiques concrètes; rendre son travail en laboratoire moins polluant pour Dries Segers, ou en encore recueillir des données environnementales pour Laure Winants. L’artiste, qui a intégré en 2023 une expédition scientifique en Arctique, est représentative de ce statut d’artiste-chercheur, avec des œuvres aux qualités aussi bien documentaires que plastiques, explorant les contours de l’art à la lisière de la science.
Une photographie simple et belle
Hélène Petite interroge quant à elle la production effrénée d’images dont nous sommes inondés, en dévoilant l’étendue des possibles que recèle en elle-même une seule photographie.
À partir d’une image noir et blanc, «simple et belle», représentant un plan d’eau environné d’arbres, l’artiste déplie un univers entier, déployant l’infini contenu dans les limites d’une image unique. Enroulée, fractionnée, découpée, démultipliée, ciselée, déclinée sous différents supports et papiers, allant jusqu’à s’ériger en volume, Montrer la rivière est la source d’une inépuisable inspiration. En utilisant cette seule image pour construire une série entière sur laquelle elle travaille depuis 2018, Hélène Petite construit ainsi une pensée de l’économie, montrant qu’une seule image contient suffisamment de profondeur pour être exploitée sous différentes formes et sur plusieurs années.
Des polaroïds irisés de Lara Gasparotto, à la spectaculaire installation The Implosion of building 09 de Lucas Leffler, qui a apposé ses images sur des écrans d’iphone grâce à la technique ancienne du collodion humide, en passant par les études poétique et sensible de nature morte, fruit de nombreuses expérimentations de tirages argentique en laboratoire de Thomas Vandenberghe, la curatrice Marie Papazoglou nous entraîne dans un voyage passionnant au travers de différentes strates – qu’elles soient chimiques, naturelles ou physiques – vers le centre de la matière.
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Matière Critique à l’ISELP, jusqu’au 23 mars 2024.
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