Les hauts et les bas d’un théâtre de crise climatique à Avignon
Grand Angle22 juillet 2024 | Lecture 9 min.
Il n’est plus possible, comme au temps de la direction de Vincent Baudrillier et Hortense Archambault, d’encapsuler la vision du Festival d’Avignon en une tendance forte du spectacle vivant. C’est ainsi. C’est l’époque. La scène contemporaine de la décennie 2020 échappe aux grandes avant-gardes spectaculaires que la critique se plaisait jadis à catégoriser en grands schémas: théâtre de l’image, théâtre d’écrans, danse-théâtre conceptuelle, théâtre documentaire. Certes, il y a bien une vraie marée de «théâtre décolonial», mais on observe peu de constantes esthétiques de ce côté, ni de grande volonté de bousculer les formes – l’essentiel du mouvement reposant sur la force et la portée du discours. Ainsi, Tiago Rodrigues confiait-il en 2023 à l’auteur de ces lignes (dans une entrevue pour un autre média) que «puisque la scène théâtrale actuelle est extrêmement multiple et moins facilement assimilable à des courants clairs, on ne pourra pas dégager de mon directorat une adhésion à des formes scéniques en particulier.»
Tout spectateur et spectatrice assidu(e) du Festival d’Avignon le constate. Les choix de Tiago Rodrigues ne suivent aucune ligne droite. Néanmoins, le directeur du festival pointait dans la même entrevue son intérêt pour l’émergence d’un «nouveau théâtre connecté à la nature et à la terre». Un théâtre qui, en réponse à l’urgence climatique, «développe un nouvel imaginaire reliant l’humain à l’ensemble du monde vivant». La réplique nous avait accrochée et avait un peu guidé notre lecture des spectacles. On a poursuivi sur cette lancée cet été, mais sur des chemins un peu différents.
Paysages performés
Revenons à l’édition 2023 du Festival d’Avignon. Trois œuvres en tête d’affiche proposaient en effet de se réapproprier la nature, ou d’investir les milieux vivants, pour y expérimenter un autre rapport aux textes et à la performance. Il s’agissait de «performer le paysage», résumait Tiago Rodrigues.
L’ont vécu de façon radicale les spectateurs assez courageux pour débarquer aux aurores à l’espace naturel de Barbentane et se prêter à six heures d’une balade en forêt autour de laquelle s’articulait la mise en scène d’une adaptation de Que ma joie demeure, de Jean Giono. Objectif de la metteuse en scène Clara Hédouin? «Que cette histoire de paysannerie résonne là avec une force particulière, au temps où l’Homme doit reconsidérer son rapport à l’environnement.»
Décor de forêt naturelle, rapport délicat au temps lors d’une marche au petit matin, textes littéraires résonnant tout autrement que sur une scène à l’italienne: ces ingrédients d’une «esthétique d’urgence climatique» façon Clara Hédouin avaient le mérite de s’ancrer dans la douceur et dans une perspective d’avenir, opposant à tout discours alarmiste un appel à préserver et à chouchouter la beauté poétique des espaces naturels. Mieux: il s’agissait de réincarner et de reconsidérer, à travers le souffle des vents ou le bruit des brindilles, un geste théâtral et littéraire associé dans nos esprits à une forme quintessentielle de civilisation humaine.
Du théâtre de land art?
Toujours dans le cadre de l’édition 2023 du Festival, un état d’esprit similaire présidait à la pièce Paysages partagés, œuvre du collectif Rimini Protokoll dirigée par Caroline Barneaud et Stefan Kaegi. Campée dans le village viticole de Pujaut, l’aventure se vivait casque d’écoute vissé aux oreilles mais loin de la position assise et passive du spectateur habituel. Couché sous un sapin ou déambulant en suivant des consignes de méditation pleine conscience, il s’agissait pour le public d’éprouver poétiquement le paysage et d’entrer en relation avec le vivant.
Paysages partagés était ainsi, selon certains observateurs, une pièce de «land art participatif». Issue des arts plastiques mais encore peu usitée pour définir des œuvres d’art vivant, l’expression «land art participatif» est en effet toute désignée pour nous aider à tracer les contours d’une tendance scénique nouvelle, qui entre en dialogue fécond avec d’autres formes artistiques contemporaines et qui résonne avec notre époque de transition écologique. Dans une pratique de «land art», le théâtre n’est soudainement plus uniquement l’espace d’expression de l’humain, mais aussi le lieu de résonnance poétique des autres éléments du monde vivant. Un espace de rencontre artistique entre l’humain et le non-humain, résume-t-on souvent.
On pourrait aussi parler de «pièce-paysage», bien que la formulation semble moins adéquate, dans la mesure où elle risque d’être confondue avec l’arsenal d’outils théoriques développés jadis par Gertrude Stein pour définir un tout autre courant: le «théâtre de l’image» des années 1980, émancipé des traditions narratives, façon Robert Wilson.
Choc du postapocalyptique et du théâtre au grand air
Nous sommes toujours en 2023 à Avignon. C’est à la Carrière de Boulbon, avec la pièce de science-fiction écologique Le jardin des délices, de Philippe Quesne, que se clôturait une année féconde en «théâtre d’urgence climatique». Certes proposé dans une disposition à l’italienne classique, ce western rétrofuturiste postapocalyptique prenait tout son sens dans le décor minéral majestueux de la Carrière. Tout comme les pièces de land art citées précédemment, le spectacle s’ancrait dans une célébration poétique des espaces naturels, au lieu de mettre en scène une dénonciation de la destruction de ces espaces par notre civilisation.
Reprenant des motifs de la célèbre toile de Jérôme Bosch, Le jardin des délices met en scène un groupe de cowboys hurluberlus débarquant en autobus dans un espace déserté, où ils déploient peu à peu une sorte de rituel loufoque autour d’un immense œuf. Gorgé d’une rondeur tendue, cet œuf posé au milieu du désert laisse deviner un nouveau monde en gestation, prêt à prendre le relais d’une civilisation humaine en ruines.
Un océan de plastique dans l’œil de Baro d’Evel
En 2024 à Avignon, pas de «land art» au cœur des paysages naturels de la Provence. La programmation annonçait d’ailleurs peu de spectacles portés par des intentions écologistes. Mais, au détour de quelques images scéniques observées d’un spectacle à l’autre, des éléments d’une esthétique naissante de «théâtre d’urgence climatique» nous ont tout de même frappés. À nouveau, on a fait le constat d’un théâtre qui, s’il expose la situation de crise actuelle, ne se contente pas de défaitisme et préfère raconter une nature à dorloter et un nouveau rapport à instaurer avec le vivant.
Cour du Lycée Saint-Joseph. La compagnie franco-catalane Baro d’Evel se démène sur scène dans un spectacle généreux et plutôt inégal, souvent potache et candide, mais par moments visuellement et poétiquement sublime. Dans l’une des scènes les plus spectaculaires de cette pièce intitulée Qui som? s’incarne soudainement avec force l’inquiétude climatique ambiante. Le début de la pièce ne l’annonçait guère, mais voilà que le sol se couvre de milliers de bouteilles de plastique – parterre d’ordures dont la vue nous enrage autant qu’elle nous offre un splendide monde de reliefs et de reflets. En fond de scène, un mur de franges noires – forêt de lianes ou monstre de plantes-araignée – balaie et avale cet océan de bouteilles jusqu’à nous laisser croire qu’il arrivera à les anéantir et à en triompher.
Le procédé n’invente rien en termes formels et évoque notamment l’œuvre de Maguy Marin, rappelant entre autres sa pièce Umwelt (2004). Mais il incarne puissamment ce que nous pouvons commencer à identifier comme une constante philosophique du théâtre «climatique» actuel: une expression de notre éco-anxiété toujours contrebalancée par une vision de la nature triomphante, devant laquelle l’humain est invité à s’incliner.
Ces artistes portugais imaginant un remplacement du monde
Une seule pièce d’Avignon 2024 annonçait clairement une volonté de développer une esthétique de «théâtre de crise climatique». Intitulée Terminal: L’État du Monde, l’œuvre des artistes portugais Inês Barahona et Miguel Fragata était bien intrigante sur papier, aux yeux de spectateurs francophones connaissant peu la scène portugaise. Les images de sa scénographie somptueuse, dans laquelle des racines géantes sortent de terre pour enrober le monde humain, laissaient envisager quelques merveilles.
Ce ne fut pas vraiment le cas. Verbeuse et foisonnante (rarement de façon heureuse), la pièce tentait laborieusement l’aventure d’une science-fiction théâtrale sous des dehors de conte philosophique, faisant évoluer ses personnages dans une dystopie de mondes parallèles tantôt inquiétants, tantôt porteurs d’espoir. Retenons néanmoins qu’elle s’inscrit dans le sillage des précédentes en déployant l’imaginaire d’un monde forestier qui triomphe de la bêtise humaine et promet un avenir meilleur.
Les mots d’Inês Barahona dans le dossier de presse du Festival d’Avignon le disent éloquemment. «Le mot Terminal repose sur une double signification. S’il désigne, au premier abord, la fin de quelque chose, il illustre également l’idée d’une interface, d’une connexion à autre chose, à une autre dimension, à un autre langage. Si nous voulons nous concentrer sur cette idée de mort d’une certaine vision de l’humanité, nous voulons également nous tourner vers l’avenir pour entrevoir ce que pourrait être cette nouvelle réalité qui émergerait face à la menace d’extinction de l’humanité. La crise climatique est également une crise de l’imagination. Si nous imaginions ensemble un futur qui n’existe pas encore, à quoi ressemblerait-il?»
Sur nos scènes, l’espoir est donc encore permis. On le voit, les approches de ce «théâtre climatique» tranchent parfois radicalement avec celles du théâtre décolonial également en vogue ces années-ci, lequel raconte souvent des cycles de racisme et de colonialisme qu’il semble impossible de stopper – à la nuance près qu’il existe aussi un courant de théâtre décolonial qui parle d’écologie. Mais sans doute la posture actuelle des spectacles de land art n’est-elle possible que parce qu’elle arrive après une première vague de théâtre «climatique» tout à fait désespéré et pessimiste. J’ai notamment un souvenir encore vif d’un spectacle-conférence de Katie Mitchell (Ten Billion, vu à Avignon en 2012) qui se terminait sur un conseil pour le moins fataliste: «Pour survivre aux guerres qui naîtront de la crise climatique, munissez-vous d’une arme à feu!».
Avignon 2024 s’est conclu le 21 juillet sur un bilan de festival éclectique qui brosse toutes les tendances de l’époque. Parions que, du côté des œuvres faisant écho à l’urgence climatique et bricolant sur ce socle thématique de nouvelles formes scéniques stimulantes, Tiago Rodrigues nous réserve pour 2025 une belle cuvée. On a déjà hâte.
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