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«Les jolies choses», de Catherine Gaudet, au Festival TransAmériques à Montréal © Mathieu Doyon

Comment j’ai renoué avec la scène québécoise en trois spectacles événementiels

Émois

La scène montréalaise, ça bouge vite en ti-péché. Sur le point d’atterrir à l’aéroport Pierre-Elliott Trudeau en cette fin mai 2022, je me faisais mentalement le répertoire de tout ce que j’ai manqué ces six dernières années. La liste des artistes qui ont fait bouger les lignes est impressionnante. En plein cœur d’une demi-décennie de théâtre freinée par deux ans de pandémie, c’est tout à fait improbable. Mais, je vous jure, le paysage a muté en un rien de temps.

Y’a eu l’éclosion de toute une génération de brillants artistes autochtones, enfin accueillis sur les scènes institutionnelles pour raconter par eux-mêmes leurs propres histoires, avec des esthétiques toutes neuves.

Y’a eu un développement effréné du théâtre documentaire, un mouvement déjà bien amorcé depuis le milieu des années 2000, mais qui continue de se ramifier et de se complexifier à toute allure.

Y’a eu la prise de conscience du manque de diversité sur les scènes, suivie aussitôt d’une série de spectacles trempés dans les cultures afrodescendantes et faisant entendre cette parole à haut décibel.

Y’a eu tant de nouveaux chorégraphes se démarquant en danse contemporaine à Montréal que j’ai pour l’instant renoncé à tenter de m’y retrouver.

La scène montréalaise, ça bouge vite en ti-péché. Je vous jure, le paysage a muté en un rien de temps.

De tout cela, je ne pourrai guère vous parler en détails. Deux semaines, c’est pas assez pour replonger vraiment. Le travail des jeunes artistes inuits, ce sera pour la prochaine fois. Le premier spectacle montréalais francophone avec une distribution entièrement noire, ce sera pour une autre fois aussi.

L’agenda n’a pas su tout contenir. Et le vol de retour est arrivé crissement trop vite. Mais, si vous permettez, à travers trois spectacles phare vus au Festival TransAmériques (à Montréal) et au Carrefour international de théâtre (à Québec), je vais essayer de vous raconter le bonheur de retrouver ce petit je-ne-sais-quoi, cette manière de faire les choses, cette singularité qui m’avait manquée.

Ambiance festive au Quartier général du Festival TransAmériques (FTA) ©Vivien Gaumand.

La chorégraphe virtuose

Mon FTA a commencé fort. Au deuxième jour, bam, un chef d’œuvre. Vous allez dire que j’exagère. Mais non, je vous jure. Le spectacle s’appelait Les jolies choses. Une nouvelle pièce de Catherine Gaudet. À Montréal, les chorégraphies de Catherine Gaudet créent toujours un peu l’évènement. Elle est aussi connue à Bruxelles; vous avez peut-être vu L’affadissement du merveilleux aux Brigittines en 2019. Elle creuse patiemment un seul et même sillon: une danse qui oscille entre le monde civilisé et l’espace des pulsions, où les corps sont tour à tour soumis aux contraintes sociales puis à un jaillissement d’animalité et de sensualité.

Francis Ducharme, Caroline Gravel, James Phillips, Lauren Semeschuk et Scott McCabe dans «Les jolies choses», de Catherine Gaudet ©Mathieu Doyon.

Et, parce que sa rigueur monte d’un cran à chaque nouvelle œuvre, elle a atteint cette fois une virtuosité épatante. Faut dire aussi que les meilleurs interprètes de Montréal font partie de son équipe et s’épuisent volontiers pour donner corps à ses partitions essoufflantes. Nommons-les: Francis Ducharme, Caroline Gravel, James Phillips, Scott McCabe et Lauren Semeschuk.

La danse est d’abord symétrique, métronomique, mathématique, contrôlée, rigide, formelle, formaliste. Les corps se meuvent à rythme constant, dans une unisson qui semble inébranlable. Jusqu’à ce que, comme c’est toujours le cas chez Catherine Gaudet, s’aménagent des interstices et surviennent des moments de dérapage et de grincements. L’individualité débarque comme ça, brutalement, interrompant à répétition mais de manière très brève le flux régulier d’une danse de groupe parfaitement chronométrée.

Scott McCabe, Caroline Gravel, James Philips, Lauren Semeschuk, Caroline Gravel et Francis Ducharme et dans Les jolies choses, de Catherine Gaudet | © Mathieu Doyon
Scott McCabe, Lauren Semeschuk, James Philips, Caroline Gravel et Francis Ducharme dans «Les jolies choses», de Catherine Gaudet ©Mathieu Doyon.

D’un climat d’ordre et de droiture, la scène est subrepticement fracturée par l’apparition du clownesque ou du burlesque, voire du sensuel ou de l’irrationnel. La chorégraphie tient sur ce fil ténu, sur cette seule grande idée, incarnée par des corps fermes et obstinés. Et à travers ce concept tout simple se déploient pourtant une infinité de nuances et de strates de sens et de sensations.

Scott McCabe, James Philips, Lauren Semeschuk, Caroline Gravel et Francis Ducharme dans «Les jolies choses», de Catherine Gaudet ©Mathieu Doyon.

À la trame sonore faite de boucles répétitives s’ajoutent peu à peu des guitares grinçantes, évoluant jusqu’à la transe heavy métal, qui fait doucement tanguer la chorégraphie vers une forme de débordement orgiaque. Mais, malgré cette progression vers un corps de plus en plus pulsionnel, la symétrie et l’ordonnancement reprennent toujours un peu le dessus.

Catherine Gaudet nous parle-t-elle d’un monde désespérément trop consensuel, qu’il vaudrait mieux briser? Fait-elle une éloge de cette unanimité, de ce conformisme menant à la sacro-sainte paix sociale? Peut être. Mais peut-être pas.  Si de cette unisson émerge une grande beauté, on en ressent aussi un trouble agacé, une inquiétante étrangeté qui fait craindre le pire. L’unanimité est une arme à double tranchant. Mais, en revanche, quel spectacle hypnotique elle nous offre!

La documentariste qui évolue

Au Québec, le théâtre documentaire a toujours un peu dérogé des approches européennes canoniques. Autrement dit, on n’y fait pas exactement comme Stefan Kaegi, adepte d’un envahissement direct de la scène par le réel documentaire, et on n’y fait pas exactement comme Milo Rau et Christiane Jatahy, qui aiment faire dialoguer leur contenu documentaire avec les grands récits antiques.

Sauf qu’on n’y fait pas non plus exactement comme les New Yorkais, eux étant plutôt obsédés par les reconstitutions d’interviews sous forme de scénettes jouées par des acteurs et aménagées en une structure dramatique chronologique et efficace.

Le théâtre documentaire montréalais – depuis que l’artiste anglo-québécoise Annabel Soutar en a cristallisé la forme dans les années 90 – est plutôt une sorte de mélange de toutes ces approches, avec à la clé une bonne dose d’autofiction et d’émotions, autrement dit un caractère manifestement intimiste et personnalisé.

Si vous voulez mon avis, et j’espère que vous me pardonnerez mon chauvinisme, c’est le meilleur des deux mondes. Vous pouvez le constater par vous-mêmes en écoutant le podcast tiré de la pièce à succès J’aime Hydro, que la comédienne Christine Beaulieu joue inlassablement depuis 2016. Un gros success-story.

Dominique Leclerc dans «i/o», présentée au Carrefour international de théâtre de Québec ©Valérie Remise.

Sauf que ce n’est pas de Christine que je vais vous parler ici. Mais bien de Dominique Leclerc, l’une des nouvelles têtes d’affiche en théâtre documentaire au Québec, dont j’ai vu la plus récente pièce, i/o, au Carrefour international de théâtre. Parce que son travail prolonge celui d’Annabel et de Christine, certes. Mais, surtout parce qu’il déplace vers de nouveaux rivages ce que j’appellerais la «forme docuthéâtrale québécoise».

Depuis son premier spectacle, Post-Humains, elle creuse le sujet du transhumanisme, racontant tout à la fois ses découvertes documentaires dans les conférences cyborg partout dans le monde, et sa quête personnelle de technologies et de nouvelles approches du corps souffrant – elle qui vit avec le diabète et qui a été proche-aidante pour son père invalide.

Dans i/o, elle ajoute un troisième mouvement, intégrant des objets et accessoires qui deviennent peu à peu éléments de scénographie et artefacts chargés d’une forte symbolique. Sa pièce passe ainsi du pur documentaire (avec diffusion d’interviews, ou reconstitution de celles-ci), à l’autofiction émouvante (qui passe par le récit intimiste) puis au théâtre d’images et d’objets (lesquels créent peu à peu une architecture scénique signifiante).

Dominique Leclerc et Patrice Charbonneau-Brunelle dans «i/o», présenté au Carrefour international de théâtre de Québec ©Valérie Remise.

Ajoutons-y le langage de la fabrication d’un film en direct, et vous avez là une esthétique de théâtre documentaire aux multiples strates de contenu, qui sort des sentiers battus. À travers ce patchwork, Dominique Leclerc et ses comparses Jérémie Battaglia et Patrice Charbonneau-Brunelle trouvent un fécond espace de nuances et de questionnements au sujet du posthumanisme et du transhumanisme.

Dans l’ordre ou dans le désorde y sont abordés l’évolution des technologies robotiques permettant d’augmenter le corps humain; l’utopie de l’immortalité humaine et notre rapport compliqué à la mort; l’acharnement thérapeutique; la concentration des technologies au sein d’une poignée de géants du web; les applications éthiques et progressistes de ce transhumanisme, autant que ses versants sombres et ses potentialités néfastes.

L’auteur qui percute

Au Théâtre Espace Libre le soir de la première du spectacle Le virus et la proie, de Pierre Lefebvre et Benoît Vermeulen, un vent d’enthousiasme est palpable. Le texte est déjà un peu connu des Montréalais: il a fait jaser dans sa version courte présentée il y a quelques années.

S’adressant directement au Premier ministre du Québec, Lefebvre lui expose son impuissance à exister à ses yeux, incarnant en mots éloquents la faillite des institutions démocratiques et la soumission du politique au tout-à-l’économie.

Etienne Lou, Tania Kontoyanni, Eve Presseault et Alexis Martin dans «Le virus et la proie», présenté au Festival TransAmériques à Montréal ©Marlene Gélineau-Payette.

Pour moi, assis quelque part au troisième rang, le spectacle s’inscrit cette fois pleinement dans une tendance actuelle du théâtre européen francophone: travailler au croisement de l’essai sociopolitique et du monologue intime. Il y a une filiation évidente avec les nombreuses incarnations scéniques actuelles des textes d’Edouard Louis et de Didier Eribon, notamment les mises en scène de Stanislas Nordey ou de Thomas Ostermeier.

Un théâtre qui prend l’essai théorique à bras le corps et qui, tout en partant de l’intime, n’hésite pas à se nourrir très directement et très frontalement de sociologie et de politologie, donnant une épaisseur théâtrale à des paragraphes d’argumentation, typiques de la forme essayiste.

Le mouvement naturel de la réflexion théorique est restitué dans le mouvement de la parole, notamment par une diction rythmée qui s’accroche pleinement aux flux de pensée. Mais le tout reste incarné par des corps quotidiens, dont on devine les vies accidentés et les émois véritables.

Etienne Lou et Eve Presseault dans Le virus et la proie, présenté au Festival TransAmériques à Montréal ©Marlene Gélineau-Payette.

Le texte est également stimulant dans sa recherche du mot juste, ou sa recherche d’une vraie épaisseur du langage. À travers des répétitions et des énumérations de mots plus ou moins synonymes, la partition construit une accumulation menant peu à peu à l’idée la plus juste possible, au mot le plus apte à décrire la réalité sociopolitique dont le citoyen est une victime.

À ce jeu de superposition langagière, les acteurs québécois Etienne Lou, Tania Kontoyanni, Alexis Martin et Eve Pressault imprègnent une vraie densité.

C’était bon de les revoir, pas de doute.


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