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François-Michel van der Rest joue «Toutes les choses géniales» dans le jardin des Doms, à Avignon, jusqu’au 26 juillet. © J. Van Belle | WBI

Des milliers de raisons de vivre

Grand Angle

Un gamin, alors que sa mère se retrouve à l’hôpital après avoir fait «une grosse bêtise», se met à inventorier tout ce qui, à ses yeux de gamin, lui redonnera goût à la vie. La tristesse de la mère ne faiblit pas. Le gamin grandit. La liste s’allonge.

La trame est simple, le principe porteur – qui n’aime pas les listes? – et le propos pas si facile à défendre a priori. «Les mots ‘dépression’ et ‘suicide’ dans un pitch, déjà c’est dur. Et si tu ajoutes ‘participatif’, tu es foutu. Ça fait beaucoup de handicaps», sourit François-Michel van der Rest. Et pourtant…

Pourtant tout est du jeu, entre le performeur et le public qui l’entoure. Dans le jardin des Doms – normes de sécurité obligent –, l’audience se limite à une quarantaine de personnes. La plupart reçoivent, en pénétrant dans cet espace, un morceau de papier où figurent un chiffre et une phrase, qu’il leur suffira de lire en temps voulu. Certaines seront appelées à jouer un rôle dans le récit: le père, la vétérinaire, le professeur… Toutes les choses géniales se nourrit, sur le fond, d’existences ordinaires, et sur la forme de l’inédit de liens à réinventer à chaque représentation.

«J’entends souvent le mot bienveillance quand on parle de ce spectacle, et je n’imagine pas faire ça autrement.»

François-Michel van der Rest

Un défi sans arrêt renouvelé. L’acteur le reconnaît: la pièce de Duncan MacMillan et Jonny Donahoe n’est pas facile à jouer. «Comme le dispositif fait qu’on se voit tout le temps, on cherche le regard des personnes présentes; on leur demande de participer avec leur âme à ce truc-là.» Une âme réticente à participer? Ça peut arriver. Un rapide dézoom s’impose alors pour passer à la suite.

«C’est quelque chose que je continue d’apprendre, en me disant que tout le monde a le droit de ne pas adhérer, de ne pas avoir envie. Dès le début, quand je distribue les papiers, ça se sent. Il y a 36 000 raisons pour lesquelles on peut être en résistance. Certaines personnes, à cause de la thématique de la fragilité mentale, peuvent être totalement tétanisées à l’idée de parler. Et bien sûr l’idée n’est jamais de provoquer leur malaise. D’autres, alors qu’ils ou elles ont été touchées par un suicide, décident d’y aller, de se lancer à la reconquête de leurs propres sentiments à ce sujet. On est vraiment dans un rapport extrêmement humain avec des gens en face de soi. Cette pièce-là, c’est un contact ineffable entre des gens vivants. J’entends souvent le mot bienveillance quand on parle de ce spectacle, et je n’imagine pas faire ça autrement.»

Écriture incisive

La bienveillance du performeur n’empêche pas les surprises, ni n’esquive jamais l’écriture incisive de MacMillan – traduite en français par Ronan Mancec, adaptée par François-Michel van der Rest et Françoise Walot, qui le met en scène. Sans excès de belgitude, cette version de Toutes les choses géniales, créée en 2018 au Festival de Spa et passée dans l’essoreuse du covid, a finalement pu se jouer dans le Off 2025, moyennant d’intenses négociations.

Deux jeunes femmes tiennent le clavier sur lequel joue l'acteur.
Les porteuses de clavier: un des rôles requis par la pièce. ©J. Van Belle | WBI

Car les droits sur la version française de la pièce font l’objet d’exclusivités territoriales – régionales, même – et temporelles. Or l’argument du Groupe ® tient d’abord à la jauge réduite de son spectacle: «200 personnes maximum, on ne risque pas de se marcher sur les pieds», relève François-Michel van der Rest. «En plus, dans le sujet lui-même et dans la façon dont le texte a été créé – une suite de situations dans lesquelles l’auteur a essayé de mettre des mots sur le suicide, de donner la parole aux gens et de recueillir cette parole –, dans la conception même de la pièce, il y a quelque chose de l’expansion et non de la restriction.» En insistant pour que le spectacle puisse être largement diffusé, pour que l’exclusivité territoriale puisse être levée, «j’ai vraiment l’impression d’obéir à la volonté de l’auteur».

Virtuosité, vulnérabilité

Négociation et générosité ont payé, puisque trois versions de Toutes les choses géniales – deux françaises, une belge: celle du Groupe ®, aux Doms – cohabitent finalement dans le catalogue du festival Off d’Avignon 2025, épais de quelque 1700 propositions. 

Cet obstacle levé n’est pas le seul défi d’une performance qui en rencontre chaque soir une ribambelle – dont celui de la virtuosité. Car il y en a, à devoir retomber sur ses pattes, à embrayer sur l’attitude ou la réponse qu’il suscite. «C’est surtout de la vraie écoute, de l’empathie avec la personne qui se trouve en face de soi. Et se dire: tiens, mais comment tu vas t’en sortir dans cette situation?» relève le comédien.

«Dans ce spectacle, je danse avec des gens que je ne connais pas»

En contrepoint de la virtuosité qu’exige l’exercice, la vulnérabilité s’impose comme une vertu. Être là, pleinement dans le texte, pleinement dans le jeu, pleinement dans l’inconnu de l’échange. «C’est se dire: je suis touché par vous, je suis en face de vous, on se regarde, on n’est pas innocents l’un par rapport à l’autre, dans une relation d’action-réaction. J’ai beaucoup réfléchi à la description que je pourrais donner du spectacle, et l’image de la danse m’est venue. Ici, je danse avec des gens que je ne connais pas, mais allez, on va danser ensemble. Et comment mon corps, lourd et grand, et ton corps, frêle et agile, ou malhabile, vont pouvoir s’accorder? Est-ce qu’on va trouver un pas qui nous convient? C’est toujours une surprise. Et c’est un vrai plaisir.»

Mais le plaisir de jouer Toutes les choses géniales se double d’une lutte pour le jouer, indique François-Michel van der Rest. Le tout-terrain du jardin des Doms – voulu par leur nouvelle directrice Sandrine Bergot – correspond au vœu de la compagnie. «Comme je trouve ce spectacle nécessaire, voire d’utilité publique, je me bats comme un fou furieux, de façon pas très rationnelle parfois, pour qu’il existe. Par exemple, je vais le jouer pour les 150 ans de la clinique psychiatrique des Frères Alexiens à Welkenraedt. On a déjà fait 5 ou 6 visites techniques, ce qui n’est pas très logique. Mais je tiens vraiment à le jouer dans ce contexte-là.»

Un exemple parmi les multiples pistes qu’explore l’acteur pour continuer de faire résonner ce propos, en plus de l’important travail de médiation qui accompagne le spectacle. «Parce que le théâtre est un outil d’une puissance extraordinaire pour permettre aux gens de parler. Je me complais peut-être un peu dans la résistance, dans le contre-courant: je sais que c’est un spectacle non pas vraiment ‘feel good’ mais très drôle, dont les gens sortent avec la banane, heureux, touchés, les larmes aux yeux et tout ce qu’on veut, mais c’est le contraire de la consommation. Ou disons que c’est une consommation active, et il ne faut pas se braquer sur cette idée.»

François-Michel van der Rest fait un "high five" aux personnes du public.
Au fil de la représentation, la nuit descend sur le jardin des Doms, tandis que monte la complicité avec le public de Toutes les choses géniales. ©J. Van Belle | WBI

Le parcours de Toutes les choses géniales est loin d’être terminé. De quel lieu, de quelles conditions de jeu rêverait François-Michel van der Rest pour cet échange si singulier et toujours unique? «Une clairière au crépuscule, dans les bois, avec des torches. On se retrouverait là, à la fin du jour, en rond, quand la lumière baisse. J’aimerais bien aller le jouer en Afrique, pour voir ce que ça donne – c’est un fantasme qui me vient à l’instant même, je n’y ai jamais pensé… Mais au-delà du contexte ou des conditions de rêve, je ne peux pas rêver mieux que d’être avec des gens vivants qui sont contents d’être là. C’est ce que je cherche.»

Plus que le decorum: le courant qui passe, la vie qui circule.


Toutes les choses géniales par le Groupe ® se joue jusqu’au 26 juillet dans le jardin du Théâtre des Doms, à 20h15 (relâche le mercredi).

Les autres versions de la même pièce dans le Festival Off d’Avignon 2025: l’une par la Cie The Sweet Escape à la Factory, l’autre par la Cie Caravane à la Condition des Soies.


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