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épisode 1/2
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All Shall Be Well de Ray Yeung

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! Attention, cette critique contient des spoilers !
N’hésitez pas à y revenir une fois que vous aurez vu le film si vous ne souhaitez pas vous gâcher la surprise de la découverte.

Teddy Award[1][1] Le Teddy Award est un prix officiel du Festival international du film de Berlin récompensant les films traitant de sujets LGBTQIA+ et décerné par un jury indépendant à la 74e Berlinale dans la section Panorama, All Shall Be Well est ma première grande émotion au cinéma cette année. L’un des directeurs du Hong Kong Lesbian & Gay Film Festival, dont il a participé à la résurrection en 2000 après plusieurs années d’absence, le cinéaste hongkongais Ray Yeung a presque toujours placé au cœur de son œuvre le vécu de la communauté LGBTQIA+ dans sa ville natale.

SCÉNARIO & THÉMATIQUE(S)

Ce n’est donc pas une surprise si son dernier opus suit le quotidien d’un couple lesbien aisé, Angie (Patra Au) et Pat (Maggie Li Lin Lin) qui habitent dans un bel appartement à Hong-Kong depuis plus de 30 ans. Toutes les deux à la retraite, elles sont très proches de la famille de Pat, aussi bien de la vieille génération, Shing (Tai Bo), le frère de Pat, et sa femme Mei (Hui So Ying), que de la jeune génération, leurs enfants Victor (Leung Chung Hang) et Fanny (Fish Liew). Contrairement à celles qu’on appelle affectueusement Tante Pat et Tante Angie, le reste de la famille n’est pas à l’abri du besoin. Quand survient le décès inattendu de Pat, qui n’a pas rédigé de testament, Angie se retrouve sans le moindre droit à l’héritage et doit lutter contre la famille de sa partenaire défunte qui convoite son appartement…  

La complexité des rapports entre Angie et sa belle-famille où se mêlent l’affection, le respect, la jalousie et les intérêts économiques, reflète l’ambiguïté de la question de l’homosexualité et de sa représentation culturelle au sein de la société hongkongaise.

Le titre original du film, Cóng jīn yǐhòu (從今以後), qui signifie «à partir de maintenant», laisse peu de mystère sur sa principale thématique: l’absence, ses conséquences émotionnelles et sa mise à mal du socle familial dans un contexte sociologique particulier. La complexité des rapports entre Angie et sa belle-famille où se mêlent l’affection, le respect, la jalousie et les intérêts économiques, reflète l’ambiguïté de la question de l’homosexualité et de sa représentation culturelle au sein de la société hongkongaise. Le refus de manichéisme de Ray Yeung et l’empathie qu’il exprime pour l’ensemble de ses personnages avec une finesse psychologique remarquable a entraîné une certaine confusion dans quelques médias. On peut par exemple lire La Libre titrer à propos du film : «Une question d’argent, pas d’homophobie». Cela me semble manquer le propos engagé du cinéaste et même un peu déconnecté de la réalité (comme tout phénomène de société, l’homophobie est aussi une question d’argent).

La difficulté rencontrée par la production à obtenir un financement prouve déjà à quel point le sujet est sensible, ou suscite peu d’intérêt. Le petit budget a d’ailleurs forcé les équipes à travailler extrêmement vite, bouclant le tournage en 21 jours, une prouesse.

Dans l’ensemble, à Hong Kong, on tend pourtant à remarquer un soutien grandissant envers l’égalité de droits pour les personnes LGBTQIA+[2][2] Selon un sondage réalisé par la Chinese University of Hong Kong, 60% des personnes interrogées estimaient légitime de mettre en place des protections juridiques antidiscriminatoires accrues pour les personnes d’orientations sexuelles différentes, contre 12% d’opposition, (une enquête similaire en 2016 chiffrait 56 % d’accord et 35 % de désaccord). En 2023, le Tribunal suprême de Hong Kong a établi que le gouvernement était tenu par la Constitution de créer un cadre juridique pour la reconnaissance des relations homosexuelles. Ces avancées restent extrêmement fragiles, tout comme dans le reste du monde, où on assiste à une recrudescence du conservatisme.

Ce que All Shall Be Well met en évidence, c’est comment la communauté LGBTQIA+ est invisibilisée. Aux yeux de la loi, Angie n’existe pas en tant que partenaire de Pat et ne bénéficie d’aucun droit sans spécifications testamentaires. C’est le choix moral auquel est confrontée sa belle-famille. Ses membres vont-ils à leur tour la faire disparaître, pour s’extirper de leur situation précaire? La réponse est oui. Tout au long du film, Ray Yeung cumule les scènes où les personnages sont cérémoniellement réunis: autour d’un repas, enregistrant une vidéo collective, aux funérailles.

Le cinéaste questionne donc très clairement l’homophobie intériorisée de ses personnages

Quand Victor, au départ le plus hostile au traitement réservé à Angie, emménage finalement dans l’ancien appartement de sa tante, en compagnie de sa fiancée enceinte, il regarde pensivement un cliché encadré où figure toute la famille avant d’être tiré de sa rêverie par l’appel de ses parents hors-champs pour faire une photo. Angie et Pat n’y seront plus. Le cinéaste questionne donc très clairement l’homophobie intériorisée de ses personnages (Shing, Mei, Victor et Fanny n’ont pas un discours homophobe, mais commettent un acte homophobe). Il le fait sans jugement, ce qui relève de l’exploit, mais il le fait. Il expose la fragilité de certains principes quand la richesse n’aide pas à surmonter les discriminations structurelles (juridiques, sociales et économiques). C’est donc bien une question d’homophobie, instrumentalisée à la fois par envie (la cupidité) et par besoin (la misère). C’est ce qui oppose la famille de Pat à Angie. Cette dernière, en contrepartie de l’appartement, reçoit une modeste compensation financière. Quand son amie et avocate s’excuse de ne pas avoir obtenu un montant plus élevé, Angie réplique que, pour elle, cela n’avait jamais été une question d’argent.

PHOTO & MONTAGE

Chaque protagoniste est piégé au sein de son propre deuil. On les observe du coin de l’œil.

Ray Yeung traite son sujet avec une sobriété esthétique inspirée du cinéma de Yasujirō Ozu, utilisant par exemple habilement la répétition de mêmes plans avec et sans Pat, nous confrontant de manière frontale à son absence. Les images, superbement photographiées par Leung Ming Kai, sont principalement resserrées sur l’essentiel: les visages, souvent enfermés en surcadrage (encloisonnés dans une fenêtre, une cabine téléphonique, entre un mur et une colonne, dans la lumière de guirlandes se reflétant sur une vitre). Chaque protagoniste est piégé au sein de son propre deuil. On les observe du coin de l’œil. La retenue publique de Shing et l’émotion brutale qu’il laisse s’exprimer se pensant seul après avoir visité la tombe de sa sœur est déchirante parce qu’elle est d’une spontanéité inattendue. La pudeur visuelle ambiante nous fait oublier nos instincts voyeuristes et quand ils sont finalement «satisfaits», il ne reste que la pureté d’un moment presque volé.

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Le réalisateur n’élargit ses plans que pour peindre des fresques saisissantes de la ville (des immeubles gigantesques vus en extrême contreplongée) ou de la nature (les pétales de fleur jaune lancés sur les flots par Angie, les flashbacks des balades du couple dans une réserve naturelle). La verticalité des premiers et l’horizontalité des seconds rappellent les deux principaux styles de présentation de la peinture chinoise, et même deux catégories iconographiques distinctes: les Jiehua, qui représentent des détails architecturaux, et les Shan shui, qui dépeignent des paysages. C’est aussi une manière de montrer à quel point le contexte sociétal écrase les individus[3][3] Outre l’héritage patriarcal de la philosophie confucéenne, l’un des principaux obstacles à l’épanouissement des personnes LGBTQIA+ en Chine provient d’une mentalité culturelle orientée vers le collectiviste où la famille, la piété filiale et l’harmonie de la société prévalent sur l’expression individuelle. Le vécu personnel se subordonne aux intérêts du groupe.

L’ouverture, la possibilité d’être pleinement soi, sans jugement, est à trouver dans la solitude, auprès des arbres, de l’eau et des pierres.

L’ouverture, la possibilité d’être pleinement soi, sans jugement, est à trouver dans la solitude, auprès des arbres, de l’eau et des pierres. C’est d’ailleurs là qu’Angie et Pat s’échangent le seul baiser lesbien du film avant de se prendre dans les bras et de se bercer mutuellement sous une fine pluie (l’ultime plan du film qui m’a coûté quelques mouchoirs).

SON & MUSIQUE

Il ne cède jamais à la tentation de la redondance ni même du contraste musical. En refusant de guider nos sentiments, il exacerbe notre écoute de chaque mot, de chaque silence

L’économie avec laquelle Ray Yeung parvient à créer de telles vagues émotionnelles est encore plus frappante si on considère sa gestion des paramètres sonores. D’abord, il fait le pari audacieux et brillamment nécessaire de totalement se dispenser de musique. Pas une note ne vient habiller son film avant le générique de fin. Il ne cède jamais à la tentation de la redondance ni même du contraste musical. En refusant de guider nos sentiments, il exacerbe notre écoute de chaque mot, de chaque silence (là encore l’absence de Pat est assourdissante). Cela explique la grande quantité de preneur·euses du son sur une production relativement modeste, et le choix de monter séparément les dialogues (Li Wing Hong) du reste de l’environnement acoustique du film. L’ensemble est d’une clarté vertigineuse et d’une précision qu’on ne remarque qu’en y prêtant attention (écoutez par exemple la légère différence de texture dans les sons d’ambiance des rues de Hong Kong juste après le décès de Pat).

DISTRIBUTION

Cela fait plusieurs décennies que nous découvrons en occident la richesse incommensurable du cinéma asiatique en termes d’acteur·ices de qualité. All Shall Be Well ne déroge pas à cette règle, bien au contraire. Maggie Li Lin Lin crée, avec Pat, le portrait d’une femme débordant de vie, solaire, malicieuse, constamment active jusqu’à sa disparition. Dans le rôle de Shing, Tai Bo illustre la fatigue d’une longue vie de travail grâce à la lenteur de ses mouvements et une forme de perdition dans son visage. Hui So Ying donne à Mei un mélange d’autorité et de fragilité. Là aussi elle engage son corps pour faire comprendre l’usure de la pauvreté, jusque dans sa façon de fumer une cigarette. Le Victor de Leung Chung Hang et la Fanny de Fish Liew sont composé·es comme des adulescent·es écartelé·es entre la nostalgie de l’enfance, les responsabilités de leurs vies d’adultes et l’incertitude face à l’avenir.

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Enfin, Patra Au livre, dans le rôle d’Angie, une performance extraordinaire. Avec ce qui semble une facilité déconcertante, elle exprime tous les sentiments de son personnage à travers d’infimes tressaillements de ses yeux, de ses rides, de ses lèvres, de sa posture. Elle est tour à tour l’amoureuse en retrait, la femme abasourdie par le deuil, la combattante digne. L’aura de son visage dit déjà tant, chaque réplique est si juste, chaque geste est si habité, que sa présence suffit à créer des émotions extrêmement vives. Elle nous fait ressentir en permanence le dilemme de cette héroïne et de la population LGBTQIA+ hongkongaise au sens large: faut-il donner son opinion, même si cela implique l’irrespect, ou se taire, pour pouvoir vivre et aimer comme on le souhaite?


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