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The Great He-Goat. ©Mikha Wajnrych.

Organiser le temps

Grand Angle

Comment dirige-t-on un lieu tout en montant ses propres spectacles? Comment trouve-t-on le temps? Comment parvient-on à continuer à cultiver son imaginaire lorsque le travail de gestion d’une infrastructure exige une attention permanente? Ce sont ces questions qu’Alyssa Tzavaras, jeune artiste qui rêve d’un lieu pour créer des spectacles à son image, a posées à Patrick Bonté, directeur des Brigittines et cofondateur de la Compagnie Mossoux-Bonté, dans le cadre de son travail de fin d’études à l’Institut Supérieur des Arts (INSAS), dirigé par Coline Struyf en 2019.

Alyssa TzavarasEn faisant des recherches sur votre parcours, j’ai trouvé davantage d’informations sur vous en tant qu’artiste, plutôt que directeur. Avec la compagnie Mossoux-Bonté vous faisiez, dès le milieu des années 1980, beaucoup de tournées. Vous avez beaucoup voyagé.
Était-ce un désir de votre part de diriger un lieu, de vous installer quelque part ou est-ce venu un peu par hasard?

Patrick BontéC’est venu un peu comme ça, comme une suite logique de mon désir de défendre un certain regard sur la scène contemporaine, de défendre d’autres artistes. J’avais été assez présent aux Brigittines, dès les années 1980, avec l’Opus Théâtre notamment, et puis Twin Houses avec Nicole Mossoux que nous avons créé là en 1993. En 1994, le Festival de la Bellone, que la Ville organisait chaque année, s’est déplacé aux Brigittines. C’était un fameux changement et Monique Duren, qui gérait l’occupation de la Chapelle pour la Ville de Bruxelles, m’a demandé de faire la programmation avec elle. Le Festival est devenu international et thématique, et s’est recentré progressivement sur la danse et le théâtre. Par la suite, tout s’est développé, la Ville a construit un second bâtiment jouxtant la Chapelle, un jumeau en verre et en acier.

Je n’étais pas sûr de réussir à me partager entre mon travail de création et la direction artistique.

Il y a eu un appel à la direction en 2010 et je me suis lancé… Non sans m’être beaucoup interrogé: je pressentais bien l’énergie et le temps que cela allait me prendre et je n’étais pas sûr de réussir à me partager entre mon travail de création et la direction artistique. J’ai proposé une programmation centrée sur la danse, partant du constat qu’à Bruxelles, il n’y avait pas de lieu consacré exclusivement à la danse (à part la Raffinerie où se déroulaient alors surtout des workshops et des ateliers). Le second constat était que les Brigittines fonctionnaient bien ou pas selon les spectacles: certains marchaient très bien et d’autres pas du tout. L’identification du lieu n’était pas assez claire pour définir une direction et fidéliser un public.
Il s’agissait donc d’aller vers quelque chose de plus spécifique, de plus «reconnaissable» et de se servir du Festival comme moment-repère, indicateur d’une option esthétique précise. Une formule thématique changeant à chaque édition a donné une marque identitaire supplémentaire. Il y a eu: «Jumeaux imaginaires», «Modèles rebelles», «Extravagances et catastrophes», «Le monde te prend tel que tu te donnes», «Antidotes pour époque toxique», des formules permettant de présenter des spectacles très différents de style mais ouvrant à la suggestion et témoignant d’univers personnels, étranges, décalés, et, si possible, qui créent un langage qui permette le partage.

Ça vous prenait beaucoup de temps au départ; avez-vous eu la sensation que vos spectacles en aient souffert? Est-ce que vous continuiez de créer en parallèle?

Oui, bien sûr, je ne pouvais pas faire autrement, le cœur de mon activité est la création. J’ai dû réorganiser complètement mon temps de travail. À la Compagnie, on est deux, Nicole a davantage pris en charge la gestion quotidienne, elle a assumé beaucoup plus de choses. Ce qui a été plus difficile par contre, ce furent les deux premières années aux Brigittines: il fallait lancer le nouveau projet, mettre beaucoup de nouvelles dispositions en place, affermir l’équipe. J’ai dû apprendre le métier sur le tas et j’ai eu la chance d’être accompagné par une administratrice hors pair, Caroline de Poorter, engagée à peu près en même temps que moi. Dès le départ, nous avons formé un binôme complice et dynamique.

Nicole Mossoux et Patrick Bonté. ©Mikha Wajnrych.

Avez-vous eu la sensation qu’il y ait eu un «avant» Brigittines et un «après», dans votre façon de travailler, ou avez-vous la sensation que les deux se sont mélangés?

Ma façon de créer un spectacle n’a en rien été transformée par le fait d’avoir également la responsabilité d’un lieu. Le changement, c’est cet accroissement de travail qui est par moments vertigineux.
Dans la pratique du travail, il y a bien sûr des échanges constants. Mon expérience de metteur en scène me permet de renvoyer aux chorégraphes des retours plus précis que si je n’avais jamais été sur scène.
Dans mes tournées avec la Compagnie, il m’arrive de rester deux jours de plus dans un festival pour assister à d’autres spectacles que je pourrais inviter chez nous.

J’essaie en tout cas de ne jamais mêler l’une et l’autre fonction.

Quelquefois, dans les premières minutes d’une discussion, je ne saisis pas tout de suite si on s’intéresse à la Compagnie ou aux Brigittines. Parfois les deux… J’essaie en tout cas de ne jamais mêler l’une et l’autre fonction. Cela oblige à une certaine schizophrénie…
Quant aux choix des spectacles, je ne cherche pas à retrouver dans le Festival des problématiques proches de celles que la Compagnie aborde. Cela n’aurait pas de sens. Les spectacles invités dans le Festival ou que les Brigittines produisent en saison sont d’ailleurs de styles très différents. Mais je suis évidemment plus porté vers l’étrangeté, la suggestion, la création de langages. Et je ressens parfois de la réticence, c’est vrai, lorsque je vois des artistes s’autoriser des facilités que je ne me permettrais pas.

Qu’en est-il plus précisément de l’organisation de votre travail créatif par rapport à votre fonction de directeur?

Depuis que je suis aux Brigittines, il y a une partie de l’énergie créatrice qui est détournée du moi artiste vers le moi directeur: des envies d’accomplissements, des idées de spectacles, d’événements, de temps forts ou d’invitations.
Dans l’écriture aussi, je consacre beaucoup de temps aux Brigittines et je constate aussi que quand je n’ai qu’une heure, c’est toujours pour les Brigittines. Lorsque je veux penser à un spectacle, j’ai besoin d’une après-midi ou d’un ou deux jours au moins pour recoller à l’intime du travail de création – je ne crois l’inspiration possible que dans le travail.
Il y a une gestion du temps qui n’est pas facile et il faut déterminer des temps longs sans contact pour écrire: ni mails, ni téléphones, ni réunions, et cela, c’est difficile: il faut vraiment se dégager de tout pour imaginer, créer. Mais c’est le lot de tous les artistes qui ont des responsabilités extérieures à eux…

Histoire de l’imposture. ©Thibaut Grégoire.

Est-ce que vous avez l’impression de diriger votre théâtre comme vous dirigez vos acteurs ou vos danseurs? Est-ce que le projet personnel que vous portez comme artiste est le même que votre dynamique de direction?

Non, ce sont deux attitudes, deux dynamiques tout à fait différentes. Mon rapport aux danseurs se tient dans la proposition et la direction… Nicole et moi les poussons vers des atmosphères, des intentions, des actes que nous travaillons ensuite ensemble. C’est un corps-à-corps professionnel pour arriver à créer un objet de pensée, d’image ou de mouvement qui nous ressemble mais qui nous échappe. Ne reste que le spectacle. Aux Brigittines, il s’agit d’avoir des idées de programmation et un regard esthétique cohérent. Ensuite, il faut emmener l’équipe, expliquer à tous et toutes les motivations, pourquoi on a fait tel ou tel choix: l’objectif étant d’avancer ensemble dans le même chemin c’est très important. Le fait d’être artiste moi-même me fait comprendre de manière assez intime la problématique dans laquelle peut se trouver un autre artiste et je trouve essentiel de pouvoir l’aider à aller jusqu’au bout de ses intentions, de lui donner la possibilité de développer son travail de la façon la plus conséquente possible. L’équipe, comme moi-même, y sommes engagés totalement.


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