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Catherine Briard, secrétaire générale du théâtre Le Rideau. ©Raymond Delepierre.

Le vent tourne II

Grand Angle

Bouleversements en cours dans nos institutions théâtrales! De nombreux lieux emblématiques des arts de la scène changent de têtes, laissant la place à une nouvelle génération qui redynamise le secteur. Alors que Fabrice Murgia, le directeur du Théâtre National, a décidé de ne pas renouveler son mandat pour se consacrer pleinement à ses projets artistiques, le Rideau a nommé en 2020 Cathy Min Jung comme directrice artistique et générale, puis l’Atelier 210 en a fait de même avec Léa Drouet, et le théâtre Jean Vilar avec Emmanuel Dekoninck. L’année suivante, c’était au tour de Virginie Demilier de prendre la tête du théâtre de Namur. Le théâtre Varia, quant à lui, nommait Coline Struyf après une longue procédure de sélection, pendant qu’Isabelle Bats et Mathias Varenne étaient choisis à La Balsamine, un des lieux emblématiques de Schaerbeek.

Il est légitime de se demander qui dirige, et comment se déroulent les procédures de désignations.

Ces lieux culturels se partageant une bonne part du budget alloué à la Culture, il est légitime de se demander qui les dirige, et comment se déroulent les procédures de désignations. Pour nourrir notre réflexion, nous avons rencontré Abdel Makoudi, directeur financier du théâtre Varia, et Catherine Briard, secrétaire générale du Rideau.

Les artistes gestionnaires

Le Rideau a trouvé un lieu définitif à Ixelles (rue Goffart) après plusieurs années d’errance. Michael Delaunoy a terminé l’an dernier son deuxième mandat et demi. Il avait été désigné par un appel à candidature en 2008, à la suite de deux metteurs en scène qui s’y étaient succédé: Jules Henri Marchant, qui avait lui-même remplacé son mentor Claude Etienne jusqu’à l’âge de la retraite, formant un binôme avec Martine Renders, en charge de l’administration et des finances. «Dans l’appel à candidature, il était spécifié qu’il fallait témoigner d’expériences artistiques» nous dit Catherine Briard, secrétaire générale de ce théâtre.

Les qualités d’un·e directeur·ice artistique et général

«Il ou elle doit pouvoir à la fois développer sa pratique, sa ligne artistique, son œuvre, et être à l’écoute du monde qui l’entoure et de l’équipe de son théâtre en particulier. Donc, il faut avoir une forte personnalité et les reins solides; avoir une intelligence sociale, politique et artistique, et un sens du management.» Mais aussi: «Pouvoir mettre son ego en veilleuse parce qu’il ou elle est le·la capitaine d’un bateau qui dépasse largement sa carrière. D’ailleurs Cathy Min Jung a décidé de mettre son ambition artistique entre parenthèses dans un premier temps.» (Catherine Briard)
On retrouve cette condition de «limitation des créations propres» au Varia, d’après Abdel Makoudi, directeur financier du théâtre: «Le ou la directrice artistique doit pouvoir déployer son travail artistique dans le lieu qu’il ou elle dirige, mais que ce soit cadré dès le départ, qu’il n’y ait pas d’ambiguïtés. Il faut aussi faire un suivi financier analytique précis sur plusieurs années, pour évaluer l’impact des créations internes sur les finances globales du théâtre tout en évaluant sa capacité à générer de l’emploi artistique.»

Abdel Makoudi, directeur financier du théâtre Varia. ©Gwen Laroche.

Les procédures de sélection

Ainsi, au Varia, un appel «à projets» (et non un «appel à candidature») a été lancé pour remplacer Sylvie Somen, qui dirigeait le lieu après le départ des trois metteurs en scène-fondateurs: Philippe Sireuil, Marcel Delval et Michel Dezoteux. «À l’époque, nous avions trois metteurs en scène entièrement inscrits dans le théâtre, et cela permettait, grâce à leurs créations et diffusions nationales et internationales, de générer des recettes propres conséquentes. Cela avait une retombée importante sur le fonctionnement général. Ces financements permettaient, en effet, de diminuer l’impact de leurs créations sur les finances globales du théâtre et par la même occasion, d’augmenter les moyens que nous pouvions déployer sur les autres projets artistiques.

Favoriser au maximum l’artistique est une bataille que nous avons héritée des trois fondateurs-metteurs en scène du théâtre.

Favoriser au maximum l’artistique est une bataille que nous avons héritée des trois fondateurs-metteurs en scène du théâtre. Vu la hauteur de notre subvention, cette dynamique est vitale.

L’appel à projets a été décidé en vue de laisser la porte ouverte à des projets particuliers, ou à des collectifs capables de relever ce défi et qui nous permettent de retrouver cette dynamique que l’on sait primordiale aux yeux des pouvoirs public. L’enjeu premier du Varia, c’est l’augmentation du prochain contrat-programme avec le Ministère. Nous voulions donc un projet fort et ambitieux qui puisse servir de base à la rédaction de notre prochain dossier de contrat-programme.» (Abdel Makoudi)
La procédure en cours à La Balsamine, lieu historiquement dirigé par l’autrice et metteuse en scène Martine Wijckaert, a ceci d’original qu’il a été décidé d’anonymiser complètement les candidat·es. Catherine Briard, qui a participé au début du processus de sélection, nous confie: «C’était vraiment passionnant de lire l’ensemble des 34 dossiers en ne sachant pas qui était derrière. Ça laisse vraiment la porte ouverte à tout un chacun qui tente sa chance de voir son dossier de candidature être lu sans aucune idée préconçue. En tant que membre du jury, c’était pour moi une première de fonctionner ainsi, et j’ai ressenti un vrai rafraîchissement dans cette proposition de découvrir des dossiers et de les apprécier.»

La «bonne gouvernance»

La fonction de «direction artistique et générale» ne concentre-t-elle pas trop de responsabilités, et une accumulation de pouvoirs en une seule et même personne? Dans la plupart des théâtres, il y a un binôme de direction: l’artistique/général et l’administratif/financier. Au Varia, on trouve une triple direction: générale et artistique, technique et financière. «C’est l’attitude qu’on a qui compte plutôt que le titre. Il faut établir des responsabilités en fonction des compétences de chacun.» nous dit Abdel Makoudi. «Chacun amène de l’eau au moulin avec sa compétence.»
Pour que la gouvernance se passe au mieux, il faut s’attacher à mettre en place des outils d’appréciation du travail. Mais «cela ne passe pas forcément par le renouvellement intempestif des membres du CA ou des directions, mais plutôt par un règlement d’ordre intérieur qui cadre le plus possible les fonctions et les tâches de chacun.» (Abdel Makoudi)

Catherine Briard est devenue aujourd’hui, après un remaniement interne de l’équipe, «secrétaire générale» du Rideau. Un poste «fixe» (CDI): «Former un binôme à la direction est intéressant. Je m’occupe de toutes les questions fondamentales et transversales de perpétuation de l’ASBL, et je fais le lien avec la direction artistique. J’aime mon intitulé de fonction car il dit bien ce que c’est, on est à la fois dans le «secret» de fabrication de toutes les pensées qui consolident la persistance de l’institution, et dans la «terre», le concret.»
Mais le monde culturel n’est pas épargné par les burn out et autres épuisements professionnels. «Au Rideau, plusieurs membres de l’équipe, dont moi, avons été surmenés à cause du chantier de relocalisation qui était très éprouvant. Pendant la période nomade du théâtre, nous avons dû à chaque fois nous adapter au nouvel endroit et à une équipe en place. Le CA a proposé de faire appel à un coach, dont le travail a duré depuis l’entrée dans notre nouveau lieu à l’arrivée de Cathy Min Jung. Nous avons mis en place un organe de conseil de coordination, remodelé l’organigramme et recréé l’identité des départements. Ce nouvel organigramme, qui n’a pas de vocation hiérarchisante, organise les responsabilités dans une meilleure fluidité de communication.»

Les passations de pouvoir

Il est important de ralentir. Il faut laisser de l’espace pour la relance, du temps pour être à l’écoute.

Quand un théâtre comme le Varia a été dirigé pendant plus de trente ans par ses fondateurs, l’arrivée d’une nouvelle directrice n’est pas forcément évidente: «Pour organiser une bonne transition, je trouve qu’il est important de ralentir. Il faut laisser de l’espace pour la relance, du temps pour être à l’écoute.» (Abdel Makoudi) «Il doit y avoir un temps de tuilage entre l’ancien·ne et le·la nouveau·nouvelle directeur·ice.» (Catherine Briard)

S’ouvrir à la ville

On reproche parfois aux arts de la scène de ne s’adresser qu’à un public restreint et spécialisé. La question du renouvellement des publics se pose de façon encore plus criante aujourd’hui alors que la pandémie creuse davantage le fossé entre les citoyen·nes et le théâtre. Certains théâtres à Bruxelles optent, d’ailleurs, pour l’appellation «Maison» (Les Tanneurs, Le Rideau). Mais cela suffit-il à s’y sentir comme chez soi? Comment attirer de nouveaux «habitants-spectateurs» et les pousser à devenir de vrais partenaires?
Cette crise de légitimité du spectacle vivant pousse certains lieux à étoffer les équipes permanentes – au détriment parfois de la part destinée à l’artistique – et les fonctions relevant de la médiation, censée attirer de «nouveaux publics», sont de plus en plus plébiscitées. Les missions des théâtres débordent dans le domaine du social ou de l’éducation. Et ce, alors que les contacts avec les tutelles subsidiantes sont devenus oppressants: «Il n’y a pas suffisamment de lieux d’échanges, de partage et de débats entre eux et nous. J’ai connu l’époque où les contrats-programmes, les dossiers, les projets passaient par des rencontres avec le responsable de l’administration, ou du cabinet, ou même avec le·la ministre en place, et on avançait ensemble dans l’élaboration d’un projet. Cela ne se fait plus. Tout doit passer par des dossiers électroniques, des tableaux Excel, des machines… C’est vraiment dommage. On a encore besoin de rencontres humaines, c’est même vital.» (Abdel Makoudi)
L’articulation entre la préservation d’une certaine qualité de programmation et la volonté d’élargir les publics est délicate. S’ajoutent à cela les difficultés liées à la pandémie et aux nouvelles mesures imposées par le gouvernement. Aujourd’hui, c’est tout un secteur qui doit faire face à des défis colossaux; gageons que ces artistes récemment nommés à la tête de nos institutions pourront les relever avec rigueur et une bonne dose de créativité.


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