« Des Teufels Bad » de Veronika Franz et Severin Fiala
En ce moment30 janvier 2025 | Lecture 4 min.
épisode 3/3
! Attention, cette critique contient des spoilers !
N’hésitez pas à y revenir une fois que vous aurez vu le film si vous ne souhaitez pas vous gâcher la surprise de la découverte.
Basé sur le livre Suicide by Proxy in Early Modern Germany: Crime, Sin and Salvation de Kathy Stuart et sur les archives des procès d’Agnes Catherina Schickin et d’Eva Lizlfellnerin, Des Teufels Bad était en compétition l’an dernier à la 74e Berlinale. Journaliste de formation, Veronika Franz a commencé son chemin vers la réalisation à travers l’écriture de plusieurs scénarios pour son partenaire Ulrich Seidl. De son côté, Severin Fiala, le neveu de Seidl, a étudié le cinéma. Régulièrement engagé par le couple pour faire du baby-sitting, il s’est découvert une passion commune avec Franz pour les films d’horreur.
SCÉNARIO & THÉMATIQUE(S)
Avec Des Teufels Bad, le duo poursuit une double démarche: un compte-rendu anthropologique extrêmement documenté et une fiction d’horreur psychologique. L’histoire commence en 1750 en Haute-Autriche (qui faisait partie à l’époque du Saint-Empire romain germanique). Un bébé pleure dans un champ, apparemment abandonné. Une femme, probablement sa mère, s’empare du nourrisson, traverse la forêt environnante jusqu’à une chute d’eau et jette l’enfant du haut de la falaise. On voit ensuite son corps décapité et mutilé exposé dans les bois en guise d’avertissement du châtiment réservé aux infanticides.
L’entièreté de ce qui suit sert à expliquer ce geste d’ouverture à travers le destin d’une autre femme. Le lendemain, la jeune Agnes (Anja Plaschg), qui habite dans la forêt avec sa mère et son frère, se marie avec Wolf (David Scheid), un célibataire de la région du lac où il travaille dans une communauté de pécheurs et de bucherons. Très croyante, Agnes se veut une épouse idéale aux yeux de sa religion, espérant tomber enceinte le plus vite possible et souhaitant aider au mieux son mari dans ses tâches quotidiennes. Assez rapidement, son bonheur conjugal putatif vire au long et lent cauchemar: elle est maladroite et s’adapte difficilement à sa nouvelle vie; malgré une certaine tendresse, Wolf, ostensiblement homosexuel, n’éprouve aucun désir pour elle; sa belle-mère Gänglin (Maria Hofstätter), qui ne l’apprécie guère, est constamment sur son dos, l’obligeant à travailler, à cuisiner, à ranger, d’une certaine manière; Lenz, l’ami-plus qu’ami de Wolf se suicide… Peu à peu, elle est prise de visions (des hallucinations oculaires et auditives) et sombre dans une incommensurable mélancolie qui la pousse à se blesser volontairement. Autour d’elle, l’incompréhension règne. Personne ne semble pouvoir (vouloir?) l’aider. Elle contemple à son tour la possibilité de mettre fin à ses jours.
Franz et Fiala explorent à travers leur récit un phénomène sociétal qui s’est répandu en Europe centrale entre les XVIIe et XVIIIe siècles: le suicide par procuration. Des personnes suicidaires, majoritairement des femmes, commettaient des crimes capitaux dans le but explicite de «mériter» leur exécution. En se repentant aux mains d’un gouvernement divinement institué, elles espéraient échapper à la damnation éternelle qui frappait, selon la loi, les suicidé·es. D’après les recherches de Kathy Stuart, c’est principalement la discipline sociale imposée par les États confessionnels qui serait à l’origine de cette démence. Le plus souvent, les suicidaires assassinaient de jeunes enfants avec la conviction que leurs innocentes victimes entreraient au paradis. Agnes représente dès lors toutes ces femmes ayant commis l’irréparable par désespoir. La narration nous fait comprendre les forces intérieures et extérieures, psychologiques et mystiques, qui la poussent finalement à poignarder un jeune garçon dans une scène presque insoutenable. Par la même voie, les cinéastes développent une dénonciation mêlant réalisme brutal et ambiance subtilement fantastique du système patriarcal et religieux si prompt au sacrifice féminin.
Le choix du nom de leur héroïne, s’il n’a pas fait l’objet d’une réflexion en amont, est un heureux hasard. Le prénom Agnes vient du grec Ἁγνή ou Hagné, signifiant «pur», «saint», lui-même dérivé de l’indo-européen h₁yaǵ, qui veut dire «sacrifier», «vénérer». De plus, impossible d’ignorer les similitudes entre le destin de la protagoniste et celui de Sainte Agnès de Rome, martyre vierge persécutée pour sa foi chrétienne par ses prétendants et décapitée à l’âge de 12 ou 13 ans. Une légende prétend que d’autres croyant·es auraient recueilli son sang à l’aide de tissus après son exécution, rappelant la célébration fanatique suivant la mise à mort d’Agnes dans l’épilogue où toute l’assistance boit le sang de la victime dans un acte de transsubstantiation barbare où les cris de joie se transforment ultimement en hurlements de terreur.
En prenant le temps dans la première partie du récit de montrer la douceur et l’innocence d’Agnes, sa piété et sa proximité avec la nature, le duo de cinéastes met en lumière un système qui écrase l’individualité, la différence, qui tue par la normativité, par des règles absurdes, une croyance aveugle, enfermant la jeune femme et sa dépression dans un cercle infernal sans la moindre issue. En faisant de Wolf un personnage sympathique (bien qu’incapable d’aider réellement son épouse) dont la nature n’est pas violente, en le rendant tout aussi prisonnier de cette société; en nous imposant graphiquement le meurtre de ces enfants, c’est toutes les victimes du patriarcat qui sont crument identifiées.
PHOTO & MONTAGE
Visuellement, il faut souligner deux choses: d’une part, la composition picturale des plans, filmés en lumière naturelle et en 35 mm, dont le grain ajoute une rondeur veloutée aux images (cela est particulièrement frappant quand les paysages sont envahis de brume, les plus beaux plans du film); d’autre part le jusqu’auboutisme de la violence frontale qui fascine autant qu’elle dérange, mais peut-être pas toujours pour les meilleures raisons. Presque invariablement, la caméra reste fixe, n’étant portée que pour suivre les mouvements des personnages, le plus souvent de dos. On alterne principalement des tableaux où la nature en contre plongée domine de façon inquiétante des personnes isolées, perdues, les arbres y sont à la fois témoins, juges et environnement carcéral; et des plans serrés, souvent graphiques (on pense à la mèche de cheveu qu’un chirurgien insère à l’aide d’un crochet dans la nuque d’Agnes pour soigner sa dépression, ou encore à la mise à mort d’une chèvre).
La multiplication des scènes de nuit, les coupes de montage brutales façon jump scare, les décors évoquant inévitablement l’univers des contes de fées, empruntent les codes esthétiques du cinéma d’horreur. Le souci documentaire allié à cette approche a le mérite d’être original, et crée par moments une ambiance terriblement oppressante qui nous rapproche de l’expérience sensorielle et mentale de l’héroïne. On sent cependant que le curseur fantasmagorique des visions n’a pas été poussé trop loin pour ne pas distancier le public de la réalité présentée. Un choix pertinent d’un côté, mais qui nous laisse sur notre faim de l’autre. Ce mélange de genre audacieux est peut-être légèrement déséquilibré. Toute comme le montage qui pêche par manque d’idées ou par excès d’hésitation sur ce qui était le plus important à montrer. Les scènes les plus énigmatiques (et intéressantes) me semblaient vite délaissées au profit de la misère quotidienne ou de la brutalité sanguinaire, un manque de finesse allant jusqu’aux excès de la séquence de fin qui choque de manière compétente (grâce au réalisme efficace des effets spéciaux effectués en caméra) mais gratuite: on nous a montré plus tôt le sort réservé aux femmes infanticides, alors pourquoi étirer le martyre d’Agnes avec une telle débauche de violence, courant le risque de nous désensibiliser?
SON & MUSIQUE
La même recherche de symbiose esthétique prévaut dans la bande sonore du film et surtout dans la partition originale extraordinaire d’Anja Plaschg. Musicienne de formation classique et compositrice virtuose, elle s’intéresse à la musique électronique depuis l’adolescence et a gagné une certaine renommée en Autriche et en Allemagne sous le pseudonyme Soap&Skin. Est-ce parce qu’elle interprète aussi l’héroïne qu’elle parvient à ce point à rendre palpable musicalement ses tourments, la mélancolie insurmontable qui la terrorise et la blesse? Elle mélange des cordes frottées dissonantes, du chant monodique murmuré, une trompette plaintive, et une vielle à roue (instrument médiéval accordant une historicité convaincante au résultat final) à des sonorités expérimentales, nous faisant constamment osciller entre l’ambiance froide de ce monde rural dominé par l’église (les chansons sont presque toutes des prières) et une gêne quasi surnaturelle collant parfaitement au trouble psychologique recherché.
DISTRIBUTION
La contribution d’Anja Plaschg à la réussite du film va bien sûr au-delà de son magnifique apport musical. Sa prestation, dont tout dépend, est ahurissante. Souvent observée en très gros plan, elle offre son visage à la caméra avec un naturel bouleversant, y laissant d’abord transparaître les questionnements, la crainte sourde et puis, peu à peu, la douleur abjecte jusqu’à l’aliénation. Il en va de même avec la maîtrise de son corps. À partir d’une gestuelle ample, douce, légère, enfantine, insouciante quand on la rencontre, elle ajoute graduellement une lourdeur dans ses membres, une mollesse, avant d’y imprimer une saccade rythmique, la rendant de plus en plus imprévisible. Ses interactions avec les insectes sont particulièrement indicatives de cette évolution : d’une infinie délicatesse, presque une connexion spirituelle avec les papillons, elle commence à ne plus très bien savoir les apprivoiser avant d’en manger un juste avant de commettre son crime. Là encore, difficile de ne pas y voir une forme de symbolisme lié à la transsubstantiation: la promesse de la résurrection par la consommation du sacré. En 2009, la chanteuse et comédienne a perdu son père, victime d’une crise cardiaque, après quoi elle a souffert d’une sérieuse dépression, si sérieuse qu’elle fut hospitalisée. Ce serait réducteur de ne voir qu’un vécu traumatique dans sa maîtrise du rôle mais l’expérience a probablement influencé sa capacité d’empathie totale avec le personnage d’Agnes qu’on accepte d’accompagner (presque) jusqu’au pire. Je mentionnerai enfin la scène de la confession, seul véritable long monologue de l’héroïne, où Anja Plaschg déploie une palette de jeu impressionnante, comme si elle reproduisait l’entièreté du film et de sa métamorphose en une poignée de minutes, avant une décharge émotionnelle fanatique au moment de recevoir l’absolution: elle rit, elle pleure, elle se contorsionne, elle tremble, elle brise le cœur, elle terrifie. Elle incarne de façon maximaliste, sans jamais tomber dans l’hystérie, toutes ces femmes que le film nous interdit d’oublier.
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