RECHERCHER SUR LA POINTE :

Giulia Albonetti dans "Don Chisciotte ad ardere"©Marco Sciotto

La petite fille sans nom

Au large

Le Teatro delle Albe (Ravenne, Italie) vient de créer le deuxième volet de «Don Quichotte à brûler» (Don Chisciotte ad ardere), un spectacle collectif et itinérant qui a réuni des dizaines de jeunes issus de la non-école[1][1] La non-école est une expérience théâtrale anti-académique développée depuis plus de trente ans par le Teatro delle Albe avec des adolescent·es du monde entier., ainsi qu’une centaine de citoyens et citoyennes de la ville ayant répondu à leur «Convocation citoyenne».

Une scène nous a particulièrement marquée: dans le jardin du Palazzo Teodorico, une jeune fille narre les vicissitudes de sa vie tourmentée pendant que des corps d’adolescent·es tombent et se relèvent autour d’elle. Le récit est tiré d’une histoire vraie, celle d’une jeune inconnue ayant traversé l’Afrique et l’Europe, subi de terribles sévices avant de mourir, oubliée de tous, avec son enfant, au fond d’un lac.

Nous avons rencontré Giulia Albonetti, une des toutes jeunes actrices issues de la non-école, qui a endossé ce rôle avec une force et une présence bouleversantes.

Laurence Van GoethemComment as-tu connu la compagnie des Albe?

Giulia AlbonettiJe ne suis pas de Ravenne, je suis de Fusignano, qui est un petit village pas très loin d’ici; je ne connaissais pas du tout le théâtre, j’y allais parfois emmenée par d’autres (mes parents ou des amis de mes parents). Mais je suis venue suivre le lycée artistique ici à Ravenne. Le Teatro delle Albe organise chaque année la «non-école». Un jour, en classe, notre prof d’anglais – qui suit beaucoup le théâtre – nous a dit: «Allez-y les enfants, participez à la «non-école», c’est quelque chose de super!» La prof d’italien nous en a parlé aussi, donc j’ai suivi leur conseil, je suis allée voir ce que c’était, et j’ai beaucoup aimé! Et de là, pendant l’été, on a fait Paradiso[2][2] Le spectacle précédent des Albe, lire https://lapointe.be/2022/07/19/paradiso-du-teatro-delle-albe, et j’ai continué avec tous les spectacles de la «non-école», et cette année avec «Don Quichotte».

Qu’est-ce qui t’a plu dans le théâtre?

Je fais de la danse classique depuis que je suis petite, donc le fait d’être sur une scène devant un public, je l’avais déjà expérimenté. Le spectacle, c’est un peu cela, se présenter devant des gens. Mais parler, c’est complètement différent! Je suis quelqu’un de très timide, j’ai du mal à parler avec quelqu’un, je n’y arrive vraiment pas. Je ne pensais pas que je réussirais à le faire. Au début, dans le premier spectacle de la «non-école», les mots que je disais devaient être criés à un moment donné; j’ai dû crier beaucoup… Même si la Giulia de tous les jours n’est pas une personne qui crie, être sur scène te permet d’être quelqu’un d’autre, d’être toi-même dans l’autre. J’ai beaucoup aimé aussi le fait de travailler sur un texte tous ensemble, de créer quelque chose de nouveau.

Comment se déroulent le travail et les répétitions avec le Teatro delle Albe?

J’ai travaillé avec des «guides» de la «non-école»[3][3] Les guides sont des acteurs ou actrices de la compagnie qui accompagnent, encadrent, encouragent, les adolescent·es lors de leur apprentissage. Puis, avec Ermanna [Montanari] et un groupe de jeunes plus restreint, nous nous sommes retrouvés à travailler au Palazzo Malagola plus spécifiquement sur la voix, le corps, les mouvements, diverses choses… Quand nous avons répété pour le rôle de «La Petite Fille sans nom», Marco [Martinelli] et Ermanna me donnaient des suggestions, me faisaient essayer le texte de différentes manières, cherchant à capter des gestes, par rapport à mon ressenti et ce qui pouvait plus ou moins fonctionner; nous avons «créé» la petite fille sans nom, dans une confiance mutuelle.

Marco Martinelli et Ermanna Montanari (au balcon), cofondateurs du Teatro delle Albe, dans Don Chisciotte ad ardere ©Silvia Lelli

Qu’as-tu pensé de ce texte, de cette histoire, qu’as-tu ressenti à sa première lecture?

La première chose que j’ai pensée en le lisant, c’est «mon Dieu, c’est terrible», car c’est vraiment affreux ce qui est arrivé à cette jeune fille. Mais au début, je sentais que je devais garder une certaine distance avec l’histoire, que si je me plongeais trop vite dans l’émotion, je n’arriverais pas à apprendre convenablement le texte par cœur. Après l’avoir mémorisé, je me suis dit ok, maintenant tu dois vraiment le vivre, c’est-à-dire le ressentir vraiment. Et puis le faire dans ce lieu, dans le jardin du Palazzo Teodorico, avec cette atmosphère particulière qui est créée autour de moi, ces corps qui tombent… Et les mots de cette fille… J’ai 17 ans, elle en a 16 à la fin de sa vie, donc c’est un peu, je ne sais pas… D’un côté, c’est une histoire que je n’ai pas vécue, qui est complètement étrangère à ce qu’a été ma vie… mais j’ai aussi eu mes 13 ans, mais elle à 13 ans vivait ces choses horribles… C’est un peu comme essayer de lui apporter ce qui lui a manqué… j’essaie de lui transmettre un peu de ce que moi j’ai vécu, voilà.

Une fois que le spectacle est terminé, arrives-tu à te détacher de cette fille et de son histoire?

Non, non. Je m’endors en pensant à elle, avec les mots qu’Ermanna dit avant que j’entre sur scène, qui me font trembler. Je les écoute les yeux fermés et je me sens «colonne obscure», «pilier secret», «spectre» et «bout de chiffon jeté»… je suis la petite fille sans nom, même si ce n’est sans doute pas bien, de ne pas réussir à séparer les deux… Mais ces jours-ci, je suis la petite fille sans nom, même à la maison. Toujours.

Comment te sens-tu avant de monter sur scène? Quelle émotion ressens-tu?

C’est un mélange étrange de sentiments… Dans la première partie, je suis plus tranquille parce que nous sommes tous là, immobiles, à regarder les spectateurs entrer, donc j’ai un peu de temps pour élaborer ce qui va se passer après.

Je me sens «colonne obscure», «pilier secret», «spectre»…

En revanche, quand nous sommes au Palazzo Teodorico, que nous devons nous préparer avant d’entrer, j’essaie d’écouter attentivement tout le monologue d’Ermanna, je suis très angoissée, mais j’écoute parce que d’une certaine manière, mon entrée doit se connecter à ce qu’elle dit; elle parle finalement de ce que j’amène moi à travers mon personnage, donc je me laisse imprégner par ce qu’elle dit pour ensuite pouvoir entrer en scène.

Et quand c’est terminé?

Je tremble beaucoup, je suis là par terre à attendre le son de l’eau, puis Marco arrive et clôt un peu ce qui s’est passé. La tension retombe, et je pense ok, ce soir c’est fait, maintenant on reprend tout doucement ses esprits et on rentre à la maison.

La public assis dans le jardin du Palazzo Teodorico (Ravenne) dans Don Chisciotte ad ardere ©Silvia Lelli

Comment est-ce de travailler avec ce grand groupe de la Convocation citoyenne[4][4] La compagnie a pour habitude d’inviter tout citoyen ou citoyenne intéressé·e à participer au spectacle, en répondant à un appel public (une “Convocation citoyenne”) et en suivant les répétitions.

Avec les participants de la Convocation citoyenne, on est comme une grande famille, des citoyens, citoyennes, acteurs et actrices qui se rencontrent, des personnes qui partagent leurs histoires. Hier soir, je me suis retrouvée à discuter avec un monsieur de 70 ans que je n’aurais jamais rencontré autrement, et pourtant nous sommes ici parce que nous aimons tous les deux le théâtre. On travaille ensemble, on est sur scène ensemble, on doit suivre ce que fait l’autre, c’est très fort. Ermanna et Marco, dans leurs différences, avec leur passion, leur émotion, sont un peu comme des anneaux qui tiennent tout ensemble.

En blanc: Les acteurs et actrices issu·es de la Convocation citoyenne et de la non-école. Au centre, en noir, Roberto Magnani et Alessandro Argnani ©Marco Caselli

Le travail réalisé avec Ermanna en petit groupe, qu’est-ce que cela t’a apporté dans ta vie quotidienne?

Avec Ermanna, nous avons exploré la voix, cet outil qui nous présente aux autres et raconte beaucoup de nous, de comment nous allons et de ce que nous sommes. C’était très intéressant et toujours magique d’essayer de comprendre ce que peut vraiment représenter un son. C’est une manière de mieux se connaître, de se sonder soi-même. Ermanna aide beaucoup à essayer de comprendre le sens qui se cache derrière les choses. Chercher quel sens donner à ce qui nous entoure, comment nous voulons nous positionner, ce que nous voulons apporter, pourquoi, comment…

Est-ce que tu penses à ce que tu veux faire plus tard, si tu souhaites continuer à faire du théâtre?

J’aime beaucoup de choses, je suis inscrite au lycée artistique, le monde de la restauration d’œuvres d’art me plairait énormément… D’un autre côté, j’aime beaucoup aussi les mathématiques, donc de temps en temps j’ai l’idée folle, du genre: et si je m’inscrivais en physique? Et puis il y a le théâtre, qui est quelque chose de… un peu un rêve, concrètement je ne sais pas comment il pourrait se réaliser. Pour l’instant, je dois aller en quatrième au lycée[5][5] L’équivalent de la cinquième en Belgique ou de la Première en France, donc je me dis: allez, tu as encore un peu de temps, prends-le et peut-être que les choses viendront d’elles-mêmes. Mais c’est quelque chose qui me plairait beaucoup.

©Marco Sciotto

Pour aller plus loin: Aristophane dans les banlieues, pratiques de la non-école de Marco Martinelli sur Altritaliani.net et sur Actes sud-papiers.


Vous aimerez aussi

Spectacle: DISCOFOOT , Chorégraphie: Petter Jacobsson et Thomas Caley. Avec les 24 danseurs du CCN – Ballet de Lorraine, un arbitre et trois juges artistiques DJ: Ben Unzip, Dans le cadre du Festival Montpellier Danse, Lieu: Place de la Comédie, Montpellier , le 30/06/2024

Discofoot, Roller Derviches et leçons tout public

Au large
Sandrine Bergot, artiste, créatrice, cofondatrice en 2007 du Collectif Mensuel, prendra le 1er septembre la direction du Théâtre des Doms, vitrine de la création belge francophone à Avignon. ©Barbara Buchmann-Cotterot

Sandrine Bergot, cap sur les Doms

Grand Angle
À gauche, Daniel Blanga-Gubbay et Dries Douibi, codirecteurs artistiques du Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles, et, à droite, Jessie Mill et Martine Dennewald, nouvelles codirectrices artistiques du Festival TransAmériques (FTA) à Montréal | © Bea Borgers et Hamza Abouelouafaa

Diriger un festival: à deux, c’est mieux

Grand Angle