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Artiste coréen installé à Gand, Jaha Koo déroule dans Haribo Kimchi un récit où le goût se mêle à l’histoire, à l’art, au déracinement. ©Bea Borgers

Concret-abstrait, et vice-versa

Émois

Début mai 2024, le Kunsten annonçait à regret l’annulation, en raison de «circonstances familiales», des représentations prévues de Haribo Kimchi. Printemps 2025, Jaha Koo a retrouvé une place dans l’abondante programmation du festival – où il avait présenté en 2021 sa Harmatia Trilogy, balayant le passé, le présent et un futur hypothétique de la Corée.

Alors que dans Cuckoo l’artiste partageait la scène avec 3 cuiseurs à riz bavards, il retrouve pour Haribo Kimchi le medium de la nourriture pour, à nouveau, traverser les époques, liées de plus près encore à sa propre histoire. Au centre du plateau, un volume trapézoïdal sert d’écran; un flot d’images nous propulse dans une mégapole coréenne puis dans le dédale de ses ruelles barrées d’innombrables enseignes.

Vidéo, musique et cuisine en direct accompagnent le récit de Jaha Koo dans Haribo Kimchi. ©Bea Borgers

Une fois les parois translucides escamotées, apparaît un pojangmacha, reproduction d’une de ces snacks nomades typiques des rues de Corée du Sud, ces «non-lieux aussi insaisissables que des liquides», ainsi que les décrit Jaha Koo. En faisant d’une telle échoppe le centre de sa performance, et en conviant deux personnes du public à s’y attabler, l’artiste (auteur, metteur en scène, compositeur, vidéaste) se fait à la fois hôte et narrateur. Saveurs, textures et ingrédients – qu’il découpe, mélange, cuit et sert en direct – servent de trame à son récit, voire à sa vie. De l’ancestral kimchi (chou fermenté dont on apprend que le piment, d’abord absent, vint compenser le sel lorsque celui-ci se raréfia), toujours consommé quotidiennement y compris dans un contexte de diaspora, aux bonbons gélifiés, mi-«comfort food», mi-métaphore de la jelliness – cette souplesse ou «mémoire de forme» que Jaha Koo tient pour le noyau de sa pièce.

«Chez moi ce n’est pas un lieu, je suis en transit»

Aux côtés de ses deux convives – qui vont goûter kimchi pancake, soupe d’algues et champignons frits préparés minute –, le cuisinier-acteur a des complices en vidéo et sur le plateau: un escargot, un ourson Haribo et une anguille-automate qui scandera «Chez moi ce n’est pas un lieu, je suis en transit».

Car telle est la ligne qui sous-tend Haribo Kimchi: la juxtaposition incongrue de ces références gustatives induit les paradoxes qui nous constituent, convoque la mémoire des sens, raconte les circonstances et les effets du déracinement.

En partant de la matérialité pure qu’est la nourriture, Jaha Koo en déploie les facettes – symboliques, historiques, sociologiques – dont il habille, avec pudeur et sincérité, son propre parcours. De la Corée à la Belgique, en passant par Berlin, une histoire de racines, de routes, d’obstacles, de recettes qu’on emporte, qu’on transmet, qu’on transforme, tandis qu’«une autre version de soi pousse dans chaque sol».

Rien à voir, tout à imaginer

Par l’abondance et la juxtaposition de leurs propositions, les festivals suscitent des rapprochements parfois surprenants. Enchaîner, au KFDA, Haribo Kimchi de Jaha Koo et 50 km of atmosphere to give a deep blue d’Ann Veronica Janssens – et relier à pieds Rideau et Brigittines dans la douceur d’un dimanche bruxellois – fait partie de ces expériences.

50 km of atmosphere to give a deep blue, première performance scénique conçue par la plasticienne Ann Veronica Janssens. ©Anna Van Waeg | RhoK

Plusieurs années après que le Kunstenfestivaldesarts lui en a soumis l’idée, la plasticienne s’est enfin lancée dans la conception d’une performance. Ayant déjà œuvré à la scénographie, pour Anne Teresa De Keersmaeker ou Pierre Droulers notamment, Ann Veronica Janssens s’est laissée convaincre, au fil de ses échanges avec Daniel Blanga Gubbay et Dries Douibi, codirecteurs artistiques du KFDA, d’y créer une œuvre scénique.

Sur la paroi de briques des Brigittines, en fond de scène, deux ronds de lumière évoluent puis s’évaporent. La lumière, c’est sa matière, affranchie de la «tyrannie des objets»: elle en joue sur des surfaces réfléchissantes ou compose avec elle des sculptures de brume. Ici, hormis d’infimes variations d’obscurité et une poursuite éclairant par moments Léone François (comédienne, enceinte et fille de la plasticienne), les rayons lumineux se condensent dans la projection de textes, notices et surtitres, en doublon de la voix.

Manuels d’installation, commentaires, descriptions font naître les œuvres d’Ann Veronica Janssens dans les esprits, sans jamais les montrer. ©Anna Van Waeg | RhoK

Car l’artiste, avec l’assistance dramaturgique de Marie Henry, a choisi pour medium le son seul, au service de la monstration mentale. De la performance, elle évacue le principe d’exposition («Il n’y a rien à voir») tout en l’activant dans un même mouvement, puisque 50 km of atmosphere to give a deep blue consiste pour l’essentiel en une lecture des manuels d’installation de ses œuvres. Description ou suggestion, réminiscence ou découverte, selon la familiarité – variable – du public avec le travail d’Ann Veronica Janssens.

Immatériel par sa nature même, celui-ci s’appuie sur le temps, l’espace, l’imperceptible et la perception, ingrédients indissociables de la scène également – même quand, voire surtout si, corps et décor s’effacent. Entre l’abstraction pure et la concrétisation des images mentales se glisse la poésie, tout austère soit-elle, de la description.

La 30e édition du Kunstenfestivaldesarts condensée en 2 minutes et quelque. ©KFDA

Jaha Koo est l’un des artistes associés au centre d’arts Campo, à Gand.

Haribo Kimchi continue de tourner et sera notamment le 27 juin au festival Latitudes contemporaines, à Lille. À noter que le même festival présentera la veille, 26 juin, le somptueux Juana Ficción de La Ribot et Asier Puga, l’un de nos grands émois du Festival d’Avignon 2024.

50 km of atmosphere to give a deep blue est le projet soutenu par les Friends du Kunstenfestivaldesarts 2025.

Ann Veronica Janssens expose actuellement deux des œuvres évoquées dans la performance dans l’exposition collective Réalisme magique: Imaginer la nature en dés/ordre en cours au Wiels, à Bruxelles, jusqu’au 28 septembre 2025.

L’édition 2026 du Kunstenfestivaldesarts se tiendra du 8 au 30 mai.

À lire aussi: 30 ans d’audace et de créations internationales, le KFDA dans le numéro de juin du CN D Magazine.


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