Il est parti...
Émois31 août 2022 | Lecture 4 min.
Emporté par une crise cardiaque à 56 ans. Un arrêt du cœur, pour un acteur qui faisait tout avec celui-ci, sans modérations, sans demi-mesures, cela aurait été une belle révérence si le départ n’en était si définitif.
Au milieu de la stupeur, des hommages, des regrets, se profilent les souvenirs.
Ceux que nous avons avec lui et ceux que cette disparition, subite et injuste, convoque.
Quand une personne nous quitte, qui plus est un grand comédien comme Philippe Jeusette, quelles traces laisse-t-elle dans un coin de nos mémoires? Quels chocs, quelles émotions ont télescopé nos vies au point de s’y imprimer aussi durablement?
Quelles empreintes de son temps vécu subsistera sur les planches, dans les écoles de théâtre, sur la toile…?
Qu’a-t-il changé dans le jeu de ses compagnons de planches ou de tournage? Quelles vocations a-t-il suscitées? Quelles découvertes avons-nous faites grâce à lui? Quel livre avons-nous ouvert après l’avoir entendu, vu, rencontré?
Seul·e, chacun·e de nous, en toute subjectivité, peut y répondre.
Vincent Macaigne résume cela dans une formule d’une magnifique simplicité: Ce qu’il restera de nous, titre d’un de ses plus beaux court-métrages, sorti en 2012.
C’était en juillet 2014, à l’ancien Théâtre Girasole, le OFF se terminait. Il jouait Occident de Remi De Vos, avec Valérie Bauchau, dans une mise en scène de Fréderic Dussenne. Un succès!
Ce jour-là, Philippe Jeusette avait répondu à mes questions avec beaucoup de simplicité, cabotinant un peu sur la bonne fortune, au lieu de reconnaître son propre talent: «Mon premier Off était en 1986, j’étais très jeune. (Sourire). Puis, en 1991, pour l’année Heiner Muller dans le In, avec Michel Dezoteux nous avons fait une de ses pièces Zement. Christian Hecq et Alexandre Trocki faisaient aussi partie de la distribution. Il y a huit ans, je suis venu au Théâtre des Doms avec Dialogue d’un chien avec son maître sur la nécessité de mordre ses amis, de Jean-Marie Piemme, mis en scène par Philippe Sireuil, qui a ensuite beaucoup tourné en France, avec plus de 250 dates. C’est la troisième fois que je suis dans le Off. J’ai toujours eu beaucoup de chance, car j’ai du monde, je joue des spectacles qui marchent, donc voilà… (sourire)»
Il est retourné au Théâtre des Doms en 2019 avec Crâne, une pièce d’Antoine Laubin, adapté du roman de Patrick Declerck (Gallimard, 2016).
Il réconciliait la division habituelle des arts de la scène et du cinéma. Souvent choisi par le 7e art, notamment par les frères Dardenne, il ne cachait pas son admiration: «J’ai eu la chance qu’ils s’intéressent aux acteurs de théâtre à un certain moment.» Et de poursuivre, une bouffée de tendresse dans les yeux: «Les Frères Dardenne sont des gens que j’aime beaucoup.
En plus du fait qu’il est très agréable de travailler avec eux, cela constitue toujours une formidable expérience. Ils sont très très attentifs, très très (ceci n’est pas une faute de frappe, mais l’insistance pudique d’un acteur reconnaissant envers ses réalisateurs), respectueux des acteurs, ce sont des gens qui tissent une “sorte d’équipe”. Ils aiment bien retrouver les mêmes acteurs, voir comment ils ont évolué. À moins qu’ils se disent: “Tiens celui-là a joué un petit rôle dans notre film qui a reçu la Palme d’or. Il faudrait le reprendre.” Un peu comme une patte de lapin qui porte chance…».
J’entends encore son rire fendre la nuit, illuminant les yeux de sa partenaire et amie Valérie Bauchau. Cette-ci a partagé dernièrement sur Facebook un petit film où l’on voit l’acteur danser, qui résume sans bavardages tous les fous-rire, la complicité et l’amour du métier que ces deux-là ont partagé.
Dans tous ses rôles, Philippe était toujours impeccable.
Un immense acteur.
Un putain d’acteur !
Quand nous nous croisions à l’occasion, il ne m’épargnait pas, non plus, ses réflexions acerbes, ni ses sourires en coin, qui cachaient une immense sensibilité derrière un côté parfois bougon… Un colosse aux pieds d’argile.
En 2016, conviée par la comédienne Stephane Bissot, je suis venue au Théâtre de Poche à Bruxelles le voir dans Botala Mindele. Et j’ai eu la surprise de retrouver le couple d’Occident: Valérie Bauchau et Philippe Jeusette.
Tous deux servaient des dialogues terribles, une fois de plus écrit par De Vos et mis en scène par Frédéric Dussenne. Un rôle bien ambigu pour Philippe Jeusette, et comme souvent un peu à la limite du salopard et du pauvre type, sillonnant en force et en subtilité les chemins troubles de l’âme humaine. À la fin de la représentation, Clément Manuel, qui incarne Lucas Stassart, son frère, dans la série Ennemi public, était venu le chercher. Ils filaient directement en Ardennes où le tournage de la nouvelle saison allait commencer. Le temps d’une bière, d’un échange, d’une plaisanterie, d’une accolade, et il était parti enfiler le costume de Patrick Stassart.
Ennemi public, produite par la RTBF, dont la saison 3 est sur le point d’être diffusée en prime. Le comédien Jean-Jacques Rausin, lui aussi dans ce projet, le salue ainsi sur son profil FB: «Merci pour la contagion de ta passion et ta bienveillance.»
Philippe Jeusette restera, pour moi, lié à Occident; toute sa puissance et sa complexité était dans ce rôle-là. Toute sa générosité de jeu avec ses partenaires aussi. Son duo avec Valérie Bauchau restera gravé dans le palmarès, au même titre que d’autres duos d’anthologie.
L’univers et les mots de Rémi De Vos lui allait si bien, au point que le Théâtre de Poche avait passé commande à De Vos d’un texte qui devait s’y jouer en mars 2023. Un autre duo, cette fois ci avec son ami Thierry Hellin dans une mise en scène de Magali Pinglaut, vue souvent chez Fabrice Murgia.
Pour la saison qui s’ouvre, à l’agenda théâtral de Philippe Jeusette (et au nôtre) figuraient aussi, toujours au Poche et à l’Ancre en janvier: Violence and Son de Gary Owen, dans une mise en scène de Jean-Michel Van den Eeyden.
Hier, au Poche, sa famille, ses amis, la profession… lui ont rendu hommage.
Philippe Jeusette était une figure du théâtre belge, un de ceux qui font référence.
Il est allé rejoindre les acteurs partis en pleine force de l’âge et de leur art, comme si l’exception se devait sacrificielle…
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