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Quelque chose en nous de sain et qui détruit

Émois

Il y a deux ans, Le Bureau des Légendes a baissé le rideau – on ne baisse pas le rideau d’une série, mais le dernier épisode comportait une scène si théâtrale que la métaphore semble on ne peut plus adéquate. Le si familier Bureau des Légendes a fermé, et avec lui se sont éclipsés les visages de tous les espions français qui l’habitaient et que l’on a regardé vivre, sous les combles d’un bâtiment austère, dans le nord de Paris. Les espions dans les bureaux prenant des cafés à la pause, les espions suivant des points lumineux sur des cartes, hackant des ordinateurs d’hôpitaux juste comme ça, pour égarer d’autres espions buvant d’autres cafés dans d’autres bureaux (l’histoire de l’infiltration dans le système informatique de l’hôpital, ça, ça m’a impressionnée); des espions transpirant sous des chèches dans le désert, des espions avec des chefs et des promotions, des espions qui parlent aux alliés américains – parfois trop.

Malotru percé jusqu’aux replis troubles de son cœur, là où il s’est toujours dérobé…

Les deux derniers épisodes, qui marquent la fin de la série, du moins avec Eric Rochant à la direction, ont été très diversement appréciés. Il a plu des critiques acerbes sur Jacques Audiard, qui les a réalisés et que les amateurs ont accusé d’avoir balancé par-dessus bord tout l’univers du Bureau pour faire du Audiard comme toujours – tous les spectateurs gardiens du Bureau, inquiets de l’exfiltration du jeune gars aux cheveux en brosse, génial et frêle, qu’on a abandonné dans un aéroport en cours de mission, et qu’on n’accompagnera pas dans son premier chagrin de légende. Nous voulions le fin mot de ces rencontres au creux des dunes arabes, tractations incertaines avec armes et valises, où il faut faire attention, où, encore une fois, chaque mot compte; tous collègues – nous estimons avoir le droit d’en connaître, comme nous auront appris à le dire les espions en chef, au fil des épisodes. Malgré tout, si la fin de la série est à bien des égards bancale, il n’en reste pas moins qu’elle compte selon moi quelques scènes extraordinaires. Et, notamment, une scène onirique où Malotru est invité à dîner en compagnie de tous ceux qui ont été les victimes des confusions qu’il a semées, de sa longue errance, de la logique de son désir tordu – garder un peu de sa légende avec lui pour ne pas que tout ce qui était bon finisse avec elle. Au cours du dîner, l’une de ces victimes, agent secret russe de haut vol terrassé en une saison, fait soudain tinter un couteau contre son verre, déclenchant le silence des convives. Alors, dans un sourire de loup, il porte un toast en l’honneur de Malotru et se tourne vers lui, celui «qui nous a prouvé qu’en chacun de nous, il restait quelque chose de sain, et qui s’en est servi habilement pour nous détruire». Malotru percé jusqu’aux replis troubles de son cœur, là où il s’est toujours dérobé.

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Attraper Malotru, sauver Malotru, punir Malotru

Une scène en forme de pur saisissement, comme si avec elle Eric Rochant donnait un dernier tour de clef dans la serrure de l’énigme Malotru, qui ne cesse, depuis cinq saisons, de s’échapper. Car le Bureau des Légendes, dans son ensemble, c’est une course autour de Malotru, le personnage joué par Mathieu Kassovitz; tantôt c’est Malotru qui court, l’espion de talent aux mille ruses; tantôt c’est sa légende, c’est-à-dire son double à l’identité forgée pendant ses années sur le terrain, en clandestin (on dit  «clandé», nous apprend la série), feu follet qui refuse de s’éteindre. Ou bien, souvent, ce sont les autres qui courent, partout, et longtemps: attraper Malotru, sauver Malotru, punir Malotru. Aimer et haïr Malotru. Imaginer le cerveau de Malotru; arrêter de comprendre; le laisser là où il est – là où il est peut-être, parce qu’on n’en est jamais certain.

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Malotru n’a plus rien à perdre.

Quelque chose de sain qui détruit, dit l’officier des services secrets russe, et si tout le Bureau des légendes était là? Son âpreté, mais sa vitalité entêtante aussi: Malotru au verbe rare, aux émotions rêches, Malotru dont on imaginait l’âme en morceaux, pulvérisée par ce que la légende fait aux hommes – une vie sans grand jour, sans mer où planter une ancre et qui deviendrait peu à peu un coin de bleu à soi – Malotru qui courait, qui cherchait à se sauver lui-même et sauver autre chose. Malotru traversant les saisons, en réalité, ne dansait pas sur des sols ravagés, des tessons de bouteilles d’eau de vie: l’eau de vie, c’était celle dont il se rafraîchissait le corps, toutes les fois où on l’a vu, suant à petites foulées dans les parcs de Moscou; chaque incendie sous ses pieds naissait de sa santé explosive, de sa force valide. Nous, à force de trépigner avec ses collègues ou à leur insu, pendant ces dizaines d’heures, dans quoi tu t’es encore fourré Malotru, mais pourquoi tu fais ça exactement (les histoires d’espions sont parfois complexes), ou cette fois mec ça va pas marcher, et rompus que nous sommes aux héros torturés, on se disait Malotru est complètement dévasté, Malotru n’a plus rien à perdre. Mais: non. Tout ce bordel, ces piétinements, ces trahisons, ces gens à terre, venait de ce qu’il y avait en lui de plus sain – vouloir que les choses ne meurent pas, continuer l’amour, coûte que coûte ne pas mourir, peut-être pouvoir regarder deux ou trois choses et dire, ceci est ma maison.

Est-ce que nous sommes comme lui? Est-ce que le plus vivant en nous est le plus destructeur? Est-ce que nous broyons parce que nous avons encore de la faim et des dents pour manger, et pour prendre?

Reprendre sa vie à Moloch

Peut-être y a-t-il toujours quelque chose à détruire, en tout cas une violence à commettre pour qu’émerge et gagne ce quelque chose de sain qui reste en nous. Ce n’est évidemment pas ce qu’on dit aujourd’hui la plupart du temps, où il est bienvenu d’accepter, d’accueillir ce qui vient, tout ce qui vient, et de trouver sa propre place en se fondant dans un grand oui mêlé, sans retenir, sans agresser. Je crois au contraire que la respiration parfois s’enracine dans le grand geste par-dessus bord, qui nous déleste en même temps qu’il nous plombe, qui nous cisaille par là où nous tranchons. Et certains, qui ont expérimenté tragiquement la rencontre entre la destruction et la vie, semblent nous le dire – pas de santé sans déchirement. Imre Kertesz, l’auteur hongrois revenu adolescent d’Auschwitz, tient sur son expérience un discours souvent considéré comme provocateur, tant il fait des camps le terreau d’où a poussé sa force créatrice, sa lucidité vitale, peut-être même la force de sa joie – Kertesz a choqué en évoquant le bonheur et le rire dans les camps. Ayant connu de près le nazisme et la dictature communiste, il dit[1][1] Lors de son discours de réception du Prix Nobel de littérature, en 2002. être devenu sujet précisément en s’arrachant à l’appartenance, en sautant du train en marche où l’histoire le conviait, comme il en a eu la vision au début des années 1950, entendant soudain dans un couloir un bruit de pas démultiplié, comme un appel massif à rentrer dans le rang: «J’ai compris d’un coup qu’il n’existait qu’une seule réalité, et que cette réalité, c’était moi, ma vie, ce cadeau fragile et d’une durée incertaine que des puissances étrangères et inconnues s’étaient approprié, avaient nationalisé, déterminé et scellé, et j’ai su que je devais la reprendre à ce monstrueux Moloch qu’on appelle l’histoire, car elle n’appartenait qu’à moi et je devais en disposer en tant que telle». Reprendre sa vie à Moloch, détruire en nous la couche gluante qui nous colle aux choses, à ce que nous pensons vivre et qui nous emmènerait quelque part, qu’on y vogue mal ou bien mais quelque part où, en tout cas, on ramerait pour nous, n’est pas chose aisée – même dans des circonstances plus légères que celles que Kertesz a connues. 

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Détruire, pour se sauver, même si on ne se remet pas toujours de ce que nous a fait faire ce quelque chose de sain en nous. On le savait avant même le dernier épisode: pour Malotru, c’était mal parti. Mais nous non plus: nous ne pourrons pas tout garder. Et ce n’est pas seulement dans le calme automne des mers, en s’accordant à son rythme ample, confondues à sa caresse large qu’émergeront nos têtes fortes après chaque éclipse; c’est aussi dans le claquement brut, la surface de l’eau pénétrée avec véhémence, dans les incisions salvatrices transperçant sa beauté plane – en mettant les mains et en détruisant.

Il y a quelques années, avec une amie chère, nous avions fait un rituel de printemps: mettant le feu à une poupée maladroitement bricolée, moche mais qui avait fini par nous attendrir. Nous l’avions gorgée de choses à massacrer, vestiges de l’hiver – ordonnances médicales rappelant les douleurs, bouts de papier évoquant l’environnement toxique d’un ancien travail, vieux souvenirs qui s’accrochaient. La poupée avait brûlé dans l’étang, tandis que mon amie répétait en polonais les mots approximatifs qui lui disaient adieu, selon le rituel. Je vois encore ce geste hâtif, surpris de sa propre délinquance (on n’est pas censé larguer des poupées en feu dans les étangs d’Ixelles), et puis l’éclat de notre hiver à jeter heurtant l’eau dans un bruit sourd, son signal déjà enfui parmi les feuilles et l’obscurité. Et entre les deux, l’arc dessiné par la poupée circulant dans le ciel encore brumeux, vers sa propre destruction.

Fabriquer des poupées moches, et les remplir

Nous sommes deux ans après la fin du Bureau des Légendes, et un nouveau printemps a commencé. A l’aube du mois de mai, j’invite ceux qui s’aventurent vers l’été à fabriquer des poupées moches, et à les remplir – des chiffons de ce que nous avons perdu, de ce qui a coulé, de ce qui a manqué nous étouffer sous les saisons grises. Elles nous toucheront, nous regardant tristement depuis leurs hardes, leurs sourires mal en point, leur réticence à prendre forme autant qu’à se dissoudre. Mais quelque chose en nous de sain les détruira dans un mouvement sec, et nous rirons. Le ciel sera moins brumeux; nous irons vers l’été.