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HERO%, Dame de Pic/Cie Karine Ponties ©Andrea Messana

Cherche employé·e de bureau

Grand Angle

Le 19 juin dernier s’est tenu le premier «Forum sauvage des compagnies»[1][1] Forum réunissant les fédérations des divers Arts de la scène (RAC, CTEJ, CCTA, Aires Libres, respectivement pour les compagnies de danse, de théâtre jeune public, de théâtre pour adultes et d’arts du cirque et de la rue.. Entre autres sujets discutés collectivement, celui du «turn-over» des personnes occupant les postes d’administration/production.

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On constate, en effet, que les offres d’emploi concernant des postes administratif ou de production au sein de compagnies se multiplient et deviennent de plus en plus implorantes. Les formations des écoles supérieures artistiques en productions de spectacles vivants[2][2] Le certificat en production de spectacles vivants de l’IAD et le master 60 en Théâtre et techniques de communication, spécialité Gestion et production de l’INSAS. ne sont pas dispensées certaines années académiques, par manque d’inscrit·es. Le personnel de bureau (entendons par là l’administration, la production et aussi parfois la diffusion[3][3] Dans cet article, j’utiliserai cette expression pour désigner les chargé·es d’administration, de production et de diffusion engagé·es directement par les compagnies. La situation est différente pour les personnes engagées par des bureaux de diffusion ou de production indépendants.) semble difficile à trouver… et à garder.

Les offres d’emploi concernant des postes administratif ou de production au sein de compagnies se multiplient.

Est-ce parce que le personnel «de bureau» connaît, comme chez les artistes, un «renouvellement générationnel»? Ou parce que, s’ajoutant à la surcharge administrative caractéristique du domaine de la création artistique, les démarches administratives lénifiantes mises en place durant la période du COVID-19 et l’impression de travailler «pour rien» (vu les annulations répétées des tournées minutieusement organisées par ce personnel) ont dégoûté de nombreuses personnes en fonction?

Des fonctions peu encadrées

Sans doute en partie, mais en discutant autour de cette table de réflexion avec des artistes et des chargé·es d’administration et de production, le problème s’est révélé plus profond. Peut-être s’enracine-t-il dans la nature particulière de ce cadre de travail: les compagnies des Arts de la scène. Car celles-ci proposent en effet un cadre de travail assez particulier. Pour la plupart, elles ne peuvent employer qu’une ou deux personne(s) pour le travail «de bureau», et souvent à temps partiel. Ces tâches étaient souvent prises en charge, au début, par les artistes fondateur·ices de la compagnie, qui  ont ensuite volontiers délégué cette charge pour se concentrer sur la création en tant que telle, une fois quelques moyens obtenus. Cette réalité a des conséquences sur les conditions de travail du personnel de bureau dans les compagnies dont les jeunes demandeur·euses d’emploi n’ont pas toujours conscience…

Instabilité des horaires et nécessité de disponibilité (quasi) constante

Le mode de travail des artistes est intrinsèquement distendu, mêlant périodes traditionnellement dévolues à la vie privée (soirées et weekends) et journées, selon les opportunités rencontrées (tournées, résidences). Les journées de ces artistes/porteur·euses de projet les poussent parfois à n’être disponibles pour le personnel de bureau qu’en fin de journée (hors d’une journée de travail standard), et de manière sporadique. Les employé·s de bureau doivent au contraire être tout le temps disponibles pour l’organisation de ces activités (contact avec le personnel des structures d’accueil, contrats, appels d’urgence pour cause de panne d’essence…). Les appels le weekend ou durant des congés sont une réalité dans certaines compagnies. Cela ne devrait pas étonner, étant donné que ces artistes ont l’habitude de gérer l’administration et la production de cette manière, dans les interstices de leurs activités artistiques, mais pour des salarié·es en temps partiel (c’est-à-dire gagnant un salaire en-dessous du seuil de pauvreté[4][4] Rappel du seuil de pauvreté en Belgique: 1.366 € par mois pour une personne isolée en 2022. Source: https://statbel.fgov.be/fr/themes/menages/pauvrete-et-conditions-de-vie/risque-de-pauvrete-ou-dexclusion-sociale. Ce montant est à relativiser pour Bruxelles, étant donné que le loyer moyen d’un appartement y était en 2022 de 1.104€ (on n’ose dans ces conditions penser à la situation des mères célibataires). Source: https://www.lesoir.be/462270/article/2022-08-30/bruxelles-voici-le-prix-moyen-des-loyers-pour-les-appartements. – il est d’ailleurs à cet égard révélateur que ces professions soient majoritairement féminines[5][5] Les femmes occupant la majorité des emplois à temps partiel pas toujours de manière choisie, selon plusieurs études menées à l’ULB et à la KUL. Source: https://linfo-csc.be/magazine/femmes-travail-a-temps-partiel-precarite-a-temps-plein/femmes-travail-a-temps-partiel-precarite-a-temps-plein/.), devoir être disponibles à tout moment ou se retrouver joignables malgré soi via tous les canaux de communication modernes (qui ne permettent pas de réelle déconnexion : appels, sms, whatsapp, en plus des mails) n’est pas évident pour combiner avec une autre activité, qu’elle soit ou non artistique.

Solitude dans le travail

Dans beaucoup de compagnies, la personne engagée pour réaliser le travail «de bureau» est seule. C’est-à-dire qu’elle n’aura personne de qualifié pour discuter des difficultés qu’elle pourrait rencontrer au cours de son travail ou soumettre ses questions – qui sont légitimes en début d’activités dans une profession pour laquelle il n’y a pas de réelle formation préalable[6][6] On y retrouve de nombreuses personnes diplômées des masters en Études théâtrales, qui n’informent que très marginalement sur les réalités de ces fonctions (un cours de droits et un cours de gestion sur deux ans, par exemple), ou de personnes diplômées du master en gestion culturelle de l’ULB, sans doute plus armées. (heureusement, le secteur pallie ce manque et de nombreuses formations «continues» sont proposées par diverses associations[7][7] Pour n’en citer que quelques-unes: Théâtre & Public, Iles, la Boutique de gestion, la CTEJ, le Bocal (asbl).. C’est-à-dire aussi qu’elle devra dans certains cas prendre seule la responsabilité de ses actions, qui ont des conséquences financières pour la compagnie (rédaction de contrats, gestion des assurances, etc.), sans être nécessairement payée à la hauteur de ces responsabilités[8][8] Il est questionnant de constater que le barème de salaire des «technicien·nes et administratif·ves avec responsabilités finales» ayant plus de 12 ans d’expérience (groupe 2b) soit équivalent au barème pour les artistes de moins d’expérience (groupe 1a) dans la CP 304. Bien sûr, toutes les compagnies ne suivent pas à la lettre ces barèmes, mais de ces disparités ressort une idée de primauté de certaines fonctions sur d’autres quand il s’agit de finances. Dans le même ordre d’idée, l’invisibilisation récurrente du travail administratif et de production dans les budgets des demandes de subvention traduit le peu de considération porté à ces fonctions qui soutiennent pourtant toute la création artistique professionnelle.. Il serait intéressant à cet égard de comparer les salaires des artistes porteur·euses de projet (statut d’artiste y compris, qui leur permettent d’avoir un salaire équivalent à un temps plein, puisque leurs jours sans contrat sont couverts par l’allocation du travail des arts[9][9] Voir pour plus de détails la très chouette brochure réalisée par l’atelier des droits sociaux : https://ladds.be/lallocation-du-travail-des-arts-ceci-nest-plus-vraiment-une-allocation-de-chomage/., lorsqu’iels en bénéficient) et ceux de leur personnel de bureau.

Hero%, Dame de Pic/Cie Karine Ponties ©Andrea Messana

Bien sûr, ce portrait est à gros traits: dans certains cas, il y a une passation sérieuse et une présence bienveillante de l’ancien·ne chargé·e d’administration ou de production. Parfois, les artistes sont profondément conscient·es des nécessités de lien et de répondant entre le personnel de bureaux et la direction artistique et mettent en place un cadre de travail favorable; il arrive que les compagnies appliquent une politique salariale mettant travailleur·euses de bureau, artistiques et techniques sur un pied d’égalité. Dans certains rares cas (pour les compagnies les mieux dotées), plusieurs personnes sont engagées et à temps plein.

Dans de nombreux cas, le personnel de bureau est donc seul, ou du moins isolé. Cela peut mener à un sentiment de solitude dans le travail, non seulement au niveau de la lourdeur des responsabilités, mais aussi du cadre de travail quotidien. Nombre de chargé·es d’administration et/ou de production travaillent seul·es, à leur maison ou chez l’employeur·euse ou encore, lorsque les fonds de la compagnie le permettent, dans un «vrai» bureau.

Or, des études récentes font le lien entre solitude et burn-out ou épuisement au travail[10][10] Source: https://hbr.org/2017/06/burnout-at-work-isnt-just-about-exhaustion-its-also-about-loneliness., voire avec des problèmes de santé plus graves[11][11] Comme l’augmentation du risque d’AVC, selon une méta-analyse publiée dans la revue Heart en 2016. Source: https://heart.bmj.com/content/102/13/1009.. Peu d’artistes sont conscient·es de cette problématique, car rares sont ceux réellement formé·es aux droits sociaux ou à la gestion des Ressources humaines (RH), la compagnie dont ils ou elles sont directeur·ices artistiques étant pourtant employeuse[12][12] Techniquement, ce sont les membres des Conseils d’administration de ces ASBL qui sont les employeur·euses, mais on sait que de nombreux C.A. sont composés d’artistes ou de personnes de l’entourage de la ou du directeur·ice artistique, sans réelles compétences en GRH..

Une hiérarchie floue

Une caractéristique du fonctionnement des compagnies participe en outre à flouter les relations de travail entre artistes porteur·euses de projet et personnel de bureau. Si dans les compagnies composées en ASBL, c’est le Conseil d’Administration qui est l’employeur (du personnel de bureau, mais aussi des artistes ou des technicien·nes), dans les faits les chargé·es d’administration, de production ou de diffusion ne sont que rarement en contact direct et régulier avec ses membres. C’est avec les porteur·euses de projet (parfois nommé·es directeur·ices artistiques de ces compagnies) que le personnel de bureau est en contact et ce sont leurs projets qui doivent être réalisés. Le travail de bureau «servant» l’artistique en permettant que les activités artistiques puissent avoir lieu, il y a parfois une sorte de transfert de hiérarchie depuis le CA aux artistes porteur·euses de projet[13][13] Qui se retrouvent parfois à endosser une responsabilité qui n’est pas officielle.. Ce floutage hiérarchique peut compliquer les rapports entre le personnel des compagnies, surtout dans les cas où les artistes en question n’ont pas de compétences ni formation en gestion de personnel et en droits sociaux.

Le Complot du quotidien, Dame de Pic/Cie Karine Ponties ©Andrea Messana

Vers quelques solutions

Ces quelques paragraphes dressent un portrait très noir du cadre de travail du personnel de bureau dans les compagnies des Arts de la scène en Belgique francophone. Mais, pas d’affolement, des solutions existent et certaines sont déjà mises en place: des bureaux mutualisés permettent à des chargé·es d’administration et/ou de production et/ou de diffusion de partager un même espace et leur offre l’opportunité d’échanger et se soutenir mutuellement (par exemple, le BOCAL à Bruxelles), le droit à la déconnexion[14][14] https://www.csc-culture.be/2023/04/03/droit-a-la-deconnexion-en-cp-304/. Ces règles valent pour les organisations de plus de 19 travailleur·euses. a été introduit en avril 2023 dans la Commission paritaire du spectacle (304), permettant aux employé·es de se prémunir contre des employeur·euses les contactant hors de leur temps de travail pour des situations qui ne seraient pas urgentes. La profession a en outre ceci de particulier qu’elle a développé une véritable «culture d’entraide» qui permet, une fois les personnes mises en lien, de surmonter bien des difficultés.

Bien sûr, il reste des choses à mettre en place pour rendre ces fonctions réellement attractives et saines pour les employé·es, comme prévoir des formations aux bases des droits sociaux et de la GRH pour les artistes (leur rappelant leurs droits mais aussi leurs devoirs face aux employé·es de leur compagnie[15][15] Comme fournir des instruments de travail à son employé (ordinateur), par exemple. Peut-être le Centre des Arts scéniques pourrait prévoir une formation de ce genre dans son accompagnement des jeunes artistes au sortir des écoles supérieures artistiques reconnues?) ou encore préciser ces fonctions de bureau et les tâches qui leur sont assignées dans la Commission paritaire 304 (afin qu’une personne en temps partiel ne se retrouve pas avec une liste de tâches exponentielles prenant finalement plus de temps à réaliser que son temps de travail rémunéré[16][16] Même si on sait que ces métiers sont caractérisés par un certain flou autour de leurs fonctions: le personnel de bureau d’une compagnie se retrouve à devoir faire «un peu de tout», allant de la résolution de problèmes administratifs casse-tête à la gestion de problèmes de ressources humaines ou encore à la négociation de montants de coproduction ou de prix de vente avec partenaires et programmateur·ices.).

La plupart des contrats sont en temps partiel avec «disponibilité quotidienne»….

Une autre piste importante serait de revaloriser les salaires, en prenant en compte que la plupart des contrats sont en temps partiel avec «disponibilité quotidienne» (ne permettant que de manière limitée une disponibilité pour d’autres activités), surtout dans le cas du personnel délégué à la gestion journalière. Bien sûr, une telle revalorisation salariale ne serait pas viable pour beaucoup de compagnies, dans le contexte difficile actuel au niveau des subventions.

Ces fonctions pourraient-elles alors entrer dans le cadre de la fameuse « allocation du travail des arts », en tant que fonctions de soutien[17][17] La production est reprise dans le tableau de l’ONEm (en tant qu’«administateur·ices de production», «assistant·e de production», «directeur·ice de production» ou «secrétaire de production») mais pas la diffusion ou l’administration.? Cela en prenant en compte les aspects développés ci-dessus mais aussi le fait que ces postes sont fondamentalement instables[18][18] Il est à cet égard révélateur que de nombreuses personnes engagées à ces postes finissent au cours de leur carrière par quitter les compagnies pour travailler plutôt dans une institution, afin de s’assurer un revenu plus stable, ainsi que des personnes du secteur me l’ont rapporté., et dépendants du subventionnement des compagnies[19][19] Et ainsi ces postes seraient en quelque sorte «contaminés» par les conditions de travail des fonctions artistiques, sans bénéficier pourtant du statut favorable qui leur permet de survivre. ?

Conclusion

Il est temps d’inventer de nouvelles formes de gestion de compagnies[20][20] Passant par exemple par une mutualisation de ce personnel pour permettre un temps plein et un salaire correct? Avec toutes les questions que cela pose concernant la répartition du temps de travail entre compagnies impliquées et qui pourrait en réalité être une «fausse bonne idée», mettant le personnel de bureau dans une situation délicate, à devoir choisir entre ses employeur·euses dans certains cas où le calendrier est serré. Les bureaux de production qui se développent sont également une piste à interroger., qui mettraient au centre non seulement les artistes mais également le personnel de bureau. Du moins faudrait-il amorcer une sérieuse réflexion à ce sujet, vu la pénurie constatée de personnel compétent et motivé pour ces fonctions[21][21] Une récente interview du sociologue du travail Jean-François Orianne (ULiège), parue dans l’Écho, met en lien métiers dits «en pénurie» et conditions salariales et de travail de ces métiers. Il y a deux solutions, dit-il en substance: soit on revalorise ces métiers d’une manière ou d’une autre, soit on fait pression sur les demandeur·euses d’emploi pour qu’elles ou ils se forment et acceptent ces emplois précaires et peu valorisés (Source: https://www.lecho.be/dossiers/emploi/un-sociologue-du-travail-le-concept-d-emplois-en-penurie-est-une-invention-politique/10494868.html) Le monde de la création artistique qui se veut soucieux de justice sociale aurait là une bonne occasion de mettre en pratique ses principes, en choisissant la première option plutôt que celle de la précarisation d’une partie de ses travailleur·euses. Une réflexion similaire concernant cette fois les métiers de la technique serait précieuse, vu la pénurie annoncée également pour ces métiers-là., pourtant essentielles pour permettre la création artistique professionnelle. Et qui, quoi qu’on en dise, peuvent être très épanouissantes quand elles sont exercées dans de bonnes conditions, et constituent un véritable soutien pour les artistes de la scène.

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Cet article a été écrit avec l’aide de Corentin Stevens et la relecture précieuse de Sylviane Evrard, Thérèse Lowagie et Cécile Maissin.

Nous remercions Dame de Pic/Cie Karine Ponties pour les visuels, réalisés par Andrea Messana.


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