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Nos errances ©Rumbacom

Nos errances: histoire de persévérances

En chantier

Nos errances, documentaire en chantier, suit les parcours croisés de Clémentine Faïk-Nzuji, première professeure universitaire noire de Belgique, et de Véronique Clette-Gakuba, sociologue et militante décoloniale. Derrière la caméra, deux voix belgo-congolaises: Monique Mbeka Phoba, réalisatrice, et Sorana Munsya, curatrice et psychologue. À quatre mains, elles ont décidé de faire surgir une mémoire autrement racontée.

Je retrouve Monique au Café Léopold, à Bruxelles. Hasard des rendez-vous — ou clin d’œil involontaire à une mémoire collective belge souvent mise de côté? Ce nom seul évoque un passé chargé, un contexte où parler d’images et de transmission prend tout son poids. Depuis plus de trente ans, Monique Mbeka Phoba explore les liens complexes entre l’Afrique et la Belgique, les traces du colonialisme et les identités diasporiques.

Ce qui frappe d’emblée, c’est sa place dans le cinéma documentaire, un milieu où les voix comme la sienne restent rares. Avant même de parler du film, il y a ce parcours singulier, à la croisée de l’engagement et de l’identité qui appelle à être raconté.

La cinéaste belgo-congolaise Monique Mbeka Phoba
Monique Mbeka Phoba coréalise avec Sorana Munsya le documentaire Nos errances. Et répond aux questions de La Pointe sur ce travail en cours. ©Franck Depfaive/ARPI

Gloria MukoloEn tant que femme noire dans le milieu du cinéma, et plus particulièrement dans le documentaire, comment avez-vous trouvé votre place?

Monique Mbeka PhobaC’est très compliqué. Quand vous regardez le cinéma africain francophone, en règle générale, tout dépend de la Francophonie, de l’Union européenne ou des instituts français, rarement des fonds nationaux, bien qu’il y en ait dans certains pays (Burkina-Faso, Sénégal ou Côte d’Ivoire).
À une certaine époque, entre les années 1990 et 2000, les cinéastes congolais·es que nous étions ne faisaient pas partie du pré carré de la coopération cinématographique française et ne bénéficiaient pas d’une véritable politique cinématographique dans l’ex-Zaïre… jusqu’à tout récemment (il semble que les choses évoluent). C’était donc assez compliqué d’exister. Pourtant, comme le disait le réalisateur Balufu Bakupa-Kanyinda, cela ne nous a pas empêché·es de produire avec nettement moins de moyens que nos collègues d’Afrique de l’Ouest.

Sorana Munsya, curatrice, vous a invitée dans le cadre de son projet «The Act of Breathing», qui explorait les liens culturels entre la Belgique et le Congo et qui, de fil en aiguille, vous a conduites à programmer une rétrospective à la Cinematek — une première pour une Belgo-Congolaise. De cette collaboration est née l’idée de «Nos errances». Pourquoi avoir choisi de tisser ce récit autour d’une figure comme Clémentine Faïk-Nzuji?

J’ai commencé comme journaliste à Radio Campus, à l’ULB. C’était au moment de la création des émissions africaines, auxquelles j’ai pris part activement. Pendant cinq ans, j’ai rencontré beaucoup de personnes qui faisaient bouger les choses alors. Ces années m’ont offert une source d’informations et de rencontres précieuses.
C’est là que j’ai croisé Clémentine Faïk-Nzuji. Elle m’a marquée d’emblée. En 1969, elle avait remporté le concours littéraire Léopold Sédar Senghor — premier prix de poésie, deuxième prix de proverbes, entre Kinshasa et Dakar. C’est par la poésie que je l’ai découverte, puisque j’en écrivais moi-même.
Elle a ensuite suivi un parcours académique remarquable, devenant une référence dans l’étude de l’oralité et des traditions africaines.

Clémentine Faïk-Nzuji ©Rumbacom
Retracer la naissance d’une pensée scientifique, féminine et afrodescendante.

Je l’ai toujours suivie. Comme elle a presque l’âge de ma mère — ma mère avait quinze ans au moment de l’indépendance du Congo, Clémentine en avait seize — je la perçois comme appartenant à cette première génération d’élites féminines congolaises, ces pionnières qui ont accédé à des espaces jusque-là fermés. Suivre son itinéraire, c’est aussi retracer la naissance d’une pensée scientifique, féminine et afrodescendante. J’ai toujours eu envie de la filmer.

Et Véronique Clette-Gakuba?

C’était l’idée de Sorana Munsya. Commissaire de l’expo «The Act of Breathing» pour le projet de la fondation Kanal-Pompidou, elle travaillait sur l’art contemporain. J’ai proposé d’y intégrer le cinéma. La Cinematek a accepté et j’y ai programmé la rétrospective «Kinshasa-Bruxelles, the Act of Breathing», qui s’est tenue au début de l’été 2022.
J’y ai constaté qu’un cinéma belgo-congolais était en train d’émerger — encore peu visible, mais bien réel. L’accueil du public comme des médias a dépassé toutes nos attentes. Pour la Cinematek, c’était aussi une première: deux Belgo-Congolaises à la tête d’une rétrospective de cette ampleur, qui présentait une quarantaine de films, réalisés par des cinéastes belges, mais aussi – surtout – par réalisateur·ices congolais·es afrodescendant·es.
Dans la continuité de cette expérience, Sorana et moi avons voulu prolonger ce dialogue à travers un film. J’ai proposé Clémentine Faïk-Nzuji, qu’elle a choisi d’associer à Véronique Clette-Gakuba, sociologue et militante décoloniale. Cette association permettait aussi de voir, quarante ans plus tard, si les choses avaient changé entre ces deux générations de femmes noires universitaires — et la réponse est finalement: pas vraiment.
Le timing a vraiment été un coup de chance. Au même moment, Africalia et la Décennie consacrée aux personnes d’ascendance africaine lançaient des appels à projets qui collaient parfaitement à notre thématique. Ça nous a permis de lancer le projet rapidement, avec aussi le soutien de Javier Packer, du Centre de l’Audiovisuel à Bruxelles, et un peu de crowdfunding. Ces moyens restent limités: il faut encore batailler pour finir le film dans de bonnes conditions.

Véronique Clette-Gakuba ©Rumbacom

Le titre «Nos errances» évoque à la fois l’incertitude, la liberté de se laisser porter et l’exploration de territoires peu fréquentés, peut-être là où la société n’a pas l’habitude de voir des femmes noires. D’où vient ce choix et qu’exprime-t-il?

On le doit aussi à Sorana. Elle a toujours des titres très poétiques, notamment dans ses commissariats d’expositions. «The Act of Breathing» par exemple (l’acte de respirer) est le titre d’un poème de Sony Labou Tansi. Pour «Nos errances», elle a fait le lien avec Édouard Glissant, en soulignant que l’errance à laquelle les vies noires sont souvent contraintes est en même temps une source de créativité. Ce ne sont pas des ancrages définitifs, mais des ancrages mouvants, qui se reconstituent et se recréent à chaque fois, et finissent par produire une forme de permanence. Cela fait partie de la résilience des vies noires.

Sorana Munsya, curatrice et psychologue, cosigne avec Monique Mbeka Phoba la réalisation de Nos errances. ©Malkia Mutiri

Sorana et vous avez des parcours différents. Elle est curatrice et psychologue, vous réalisatrice et journaliste. Comment avez-vous conjugué vos approches respectives?

Mes trois expériences précédentes de coréalisation ont été avec des hommes. Coréaliser avec une femme n’a rien à voir: l’exigence de clarté dans la relation est beaucoup plus forte! Chacune de nous a fait des concessions. Par exemple, j’ai accepté le titre proposé par Sorana après qu’elle m’a exposé ses arguments. Ce sont des échanges, parfois des désaccords, mais l’essentiel c’est de trouver comment construire le film ensemble.

Comment se présente la forme du film — et ce que vous cherchez à en dire en fond?

C’est un film assez académique dans la forme, presque classique, mais constamment bousculé par d’autres récits et rencontres. Nous avons tourné une vingtaine de jours et le film aura une durée d’environ septante minutes. Il y a eu des moments très forts, comme la cérémonie du doctorat de Véronique — on aurait dit une rock star ! Là, j’ai su qu’on avait fait quelque chose qui allait rester, une part de l’histoire des femmes, souvent reléguée au second plan. Véronique et Clémentine sont très différentes, mais c’est ce qui rend le film vivant. Elles rappellent qu’il n’existe pas une seule manière d’être une femme noire, ni une seule façon d’occuper l’espace académique.

Il y a aujourd’hui une certaine fatigue du public face aux représentations des corps noirs, souvent associés à la souffrance — la violence, la clandestinité, la précarité, la guerre… À force, cela finit presque par banaliser la douleur, notamment celle des femmes noires. «Nos errances» s’inscrit-il aussi comme une réponse à cette saturation, une manière de proposer d’autres récits, plus nuancés, plus vivants?

Oui, et c’est là toute la complexité: c’est nécessaire d’en parler, bien sûr, mais ça peut aussi devenir dangereux. Une femme violée, par exemple, n’est pas que ça. Elle a eu une vie avant, une vie après, un mari peut-être, des enfants, des amours… C’est bien plus vaste. Avec «Nos errances», on voulait justement proposer un autre type de récit, sortir de ce qu’on a l’habitude de voir à l’écran ici. Et je pense que c’est aussi pour ça que ce genre de film dérange un peu: il ne correspond pas aux cases habituelles. Si ce n’est pas drôle, sexy ou misérabiliste, ça passe moins.

Proposer un autre type de récit, sortir de ce qu’on a l’habitude de voir à l’écran ici.

Pourtant, il y a plusieurs générations de familles noires installées ici, des parents qui ont repris des études, des parcours incroyables — mais ça, on ne le montre presque jamais. D’où l’importance de raconter nos propres histoires, parce que personne ne le fera à notre place.

Devoir de mémoire, manière de rendre visibles des parcours peu connus, moyen de transmettre ces histoires aux prochaines générations: quel est vraiment l’objectif de «Nos errances»?

Nous sommes conscientes que ce n’est pas un projet «sexy» ou qui va éveiller l’intérêt immédiat des producteurs classiques. Mais si ce n’est pas nous qui le faisons, dans vingt ans, des gens pourraient croire qu’il n’y a jamais eu de professeur·es noir·es, qu’aucune femme noire n’a jamais occupé ces espaces. Il y a des histoires qu’il faut raconter, même si elles ne correspondent pas aux logiques habituelles du marché ou de la visibilité médiatique.
C’est aussi un film important pour les universitaires, pour le milieu afrodescendant et, plus particulièrement, pour les jeunes. Il montre nos parents, leurs parcours, et rappelle que nous sommes ici, avec une vie qui s’étend du plus jeune âge jusqu’au grand âge. C’est une façon de dire aux pouvoirs publics, aux milieux académiques, scolaires et sociaux: nos vies existent, elles sont multiples et nos histoires comptent.

Une dernière chose à ajouter avant de conclure l’entretien?

Oui, je voudrais rappeler que le film est en cours de finalisation. Nous avons pu avancer grâce au crowdfunding, auquel beaucoup d’entre vous ont généreusement participé, ainsi qu’au soutien de nos partenaires. Mais nous avons encore besoin de votre aide pour terminer «Nos errances» dans de bonnes conditions. Chaque contribution, petite ou grande, est précieuse pour permettre au projet de prendre pleinement vie, avec la qualité qu’il mérite. Merci à toutes et à tous pour votre soutien jusqu’ici !

Photo et graphisme de l’affiche du film: Gaëlle Gracien.

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