Mara Pigeon
Émois24 novembre 2022 | Lecture 4 min.
Je me souviens d’un soir de juin au Festival mondial des cinémas sauvages, de la reprise d’une sélection de films Super 8 projetés un jour à la maison de la culture de Namur et qui avait inauguré ma rencontre avec toi. Tu étais en retard et j’avais dit à la salle pleine que pour moi, tu es une des cinéastes les plus importantes de Belgique. Pour la majorité du public, tu es une parfaite inconnue. Peut-être parce que ton travail cinématographique est un des plus personnels et singuliers qui soit.
La Belgique est un petit pays de cinéma qui a parfois trouvé son expression la plus riche dans l’exploration, voulue ou subie, en dehors des sentiers battus. Chantal Akerman a quitté l’école, Thierry Zéno a tout tourné lui-même (comme toi), Edmond Bernhard a filmé la messe et le jeu d’échecs, Paul Meyer n’a fait qu’un seul long métrage, Marcel Mariën ou Jacques Lizène ont subverti le cinéma au profit de leur art, comme Broodthaers, dont Jean Harlez tenait la caméra tout en creusant son propre sillon… C’est ce chemin que tu arpentes, celui qui permet de voir les bas-côtés et qui nourrit ainsi la pratique du cinéaste. Sur celui-ci, c’est Boris Lehman que tu as le plus croisé. Dans un rapport complexe d’attention et de dédain, il est un des premiers à soutenir ton travail. Ceci dès Blockhaus Mia, où tu reviens filmer les anarchistes de la Guerre d’Espagne réfugiés de l’autre côté des Pyrénées, dans d’anciens bunkers. Tu les avais rencontrés par hasard lors d’un voyage en camping sauvage.
J’ai voulu pour cet article me limiter à ce que me livrait mon souvenir. Sans doute y trouveras-tu des erreurs? La mémoire, pivot du cinéphile, occupe aussi une place de choix dans tes films.
Tu quittes le Club Antonin Artaud en réalisant le très beau Victor Cordier. Tu suis Victor, artiste peintre qui fréquente ce centre de jour qui prône l’art en alternative à l’hospitalisation psychiatrique. Tu prouves qu’en filmant en Super 8, le support du cinéma amateur, on peut approcher un sujet avec la fierté des grands films.
L’aveu d’échec de la relation avec Victor, le film se faisant, et l’utilisation de toutes les potentialités du support économique avec lequel tu filmes (passage du noir et blanc à la couleur p.ex.), engagent ta pratique à venir. À chaque fois, ces fond et forme entrent en tension et dégagent une énergie qui les dépasse: ton film. Jamais de confort. Au cinéma, tu as ordonné de canaliser une soif de compréhension du monde, un amour des rencontres, pour toi et la communauté, avec à chaque fois ce retour sur soi qui t’habite, ce refus obstiné des solutions toutes faites.
Le souvenir encore te guide vers le Zaïre que tes parents ont quitté à l’indépendance, les lieux de ton enfance. Tu embarques pour Une saison sèche ton compagnon, et la magie de ton cinéma réussit à mettre en miroir sur un même terrain deux époques de ton intimité. Tu livres ainsi un document historique précieux qui contraste avec les films amateurs des colons belges, que tu insères dans le film. Que cherche-t-on, quelle réconciliation, à quelle mémoire se confronter?
Deux temps encore dans Plaisir/désir, où le résultat d’ateliers Super 8 menés avec des enfants, est confronté quelques années plus tard à leur adolescence… Quelle chose a bougé si vite, quoi, dans le regard qu’ils posent sur le monde? Ici aussi la question reste ouverte et tu lies la matière du Super 8 des gamins à une audace formelle d’incrustation en vidéo… qui me fait penser à celle de Michael Snow à la même époque. Ces chambres d’ados ou l’ancienne habitation de tes parents à Matadi, la maison, la culture matérielle, est aussi un des pivots de ta recherche… Des lieux habités.
En Australie (The “never never tour”), tu as filmé, à la rencontre des aborigènes dont les traces minimales et éphémères laissées dans le monde existent pour renvoyer à un paysage plus large, celui d’un récit cosmique qui accompagne l’homme.
Tu m’as montré un jour cette horloge noire cassée mais que tu conserves précieusement car elle évoque pour toi l’animisme; tu m’as parlé de l’écrivaine et illustratrice Gabrielle Vincent, venue chez toi alors qu’elle se savait condamnée et qui s’était régalée par l’odeur de soupe; d’une maison familiale près de Jemelle, de celle où tu vis maintenant, dans la campagne abandonnée de la botte du Givet. Tu y as filmé pendant des années au caméscope toutes les fêtes populaires, kermesses, mariages… Des visages d’enfants aujourd’hui adultes, disparus comme ces fêtes. Ces heures de rushes, tu commençais à les monter lors de ma dernière visite, une tâche de longue haleine, titanesque même. Il s’agit encore une fois d’honorer ces choses considérées sans importance suffisante, et de démontrer, à travers le récit documentaire à la première personne, que le cinéma est l’outil de l’imaginaire.
Le cinéma NOVA projète Victor Cordier de Mara Pigeon le 1er décembre à 20h30 (entrée gratuite), dans le cadre d’une compilation de 4 films sur les «portraits photosensibles» d’artistes d’Art Brut. En présence de la cinéaste.
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