Initier au matrimoine littéraire
En chantier25 août 2023 | Lecture 5 min.
Les statistiques jettent une lumière crue sur les inégalités à l’œuvre dans nos pratiques culturelles. Que ce soit dans les musées, dans la littérature, dans la composition musicale: les femmes, ainsi que les personnes non-blanches, sont systématiquement les grandes oubliées de l’histoire de l’art. Cette inégalité de représentation est malheureusement si fréquente qu’elle en devient invisible. Et lorsqu’il s’agit de reproduire cette invisibilisation, nos écoles supérieures de théâtre ne font pas exception. Lorsqu’en 2021, tout juste diplômée du Conservatoire Royal de Bruxelles, on m’offre la possibilité d’y animer un atelier d’initiation au matrimoine littéraire, c’est donc avec joie et humilité que j’accepte cette mission.
L’absence des autrices dans les parcours théâtraux
On ne devient pas Michelle Perrot – experte en histoire des femmes – en trois mois. Il m’était donc légitimement difficile de prendre une place de formatrice dans cet atelier. Dans le cadre de l’animation d’un atelier, plusieurs postures possibles existent: formatrice, animatrice, facilitatrice… J’ai choisi ici de prendre celle de médiatrice: ne pas prétendre être dépositaire d’un savoir à transmettre, mais proposer à un public spécifique (les étudiant·es en théâtre) des clés pour appréhender un pan oublié de notre culture littéraire. Ces clés sont celles que je connais, en tant que militante féministe et sociologue de formation: l’analyse sociologique et ses outils (les statistiques), les théories féministes, mais aussi mon expérience personnelle d’ancienne étudiante en théâtre, récemment diplômée.
«Cette année, plus de deux fois plus de textes d’auteurs que d’autrices seront représentés à notre examen de déclamation. Ce n’est pas normal». C’est par ces mots, en février 2021, que j’entame la répétition générale de mon examen de Master en théâtre au Conservatoire de Bruxelles. Après mon passage, mon professeur me répond «oui mais c’est parce qu’il n’y a pas vraiment d’autrices classiques». Je réplique: «Si, il y en a, mais on ne les connaît pas».
Quelques années plus tôt, au Conservatoire de Mons cette fois, j’avais dû travailler en déclamation la poésie romantique du XVIIIᵉ siècle. Je me souviens avoir alors constaté avec tristesse que peu d’autrices étaient associées à ce courant. Me refusant à me limiter à la liste d’auteurs bien connus proposée par Wikipédia (Hugo, Lamartine, etc…), j’avais passé des après-midi à notre magnifique Bibliothèque Royale à Bruxelles, et cherché. C’est ainsi que j’ai découvert de formidables autrices, notamment Constance de Théis dont j’ai finalement défendu la plume aussi incisive qu’élégante – inutile de préciser qu’elle était, à cet examen-là également, une des rares autrices présentées.
Visibiliser l’invisibilisation
Avec cet atelier, j’ambitionnais donc d’insuffler aux étudiant·es ce même plaisir de déterrer des trésors littéraires méconnus; l’exigence de chercher plus loin que ce qu’on leur propose a priori, et la nécessité de rendre honneur aux oublié·es de l’histoire. Plus que leur proposer un catalogue de femmes et d’artistes racisé·es, je souhaitais les éveiller à la démarche critique. Les inciter à toujours se demander: me propose-t-on, dans ma formation, de travailler d’autres auteurs que des hommes blancs? Si oui, dans quelles proportions? Et pourquoi?
Le cours d’une heure proposé dans cet atelier est donc interactif, dans une démarche de co-construction du savoir. Il s’agit d’abord de déconstruire un certain nombre de mythes. Notamment le «mythe de la femme empêchée»: le biais des historiens consistant à ne pas chercher les femmes dans les sources historiques, considérant à tort que dans une société patriarcale elles n’avaient pas la possibilité matérielle de «faire» l’histoire. Ce même biais qui faisait imaginer à mon professeur, non pas qu’on ne connaît pas les autrices classiques, mais carrément qu’il n’en existe pas.
Pourtant, la littérature francophone a ceci d’extraordinairement précieux que les femmes y ont produit des écrits continuellement depuis le Moyen-Âge. Il existe ainsi un nombre non-négligeable de grandes autrices oubliées des livres d’histoire de la littérature (Christine de Pizan, Marguerite de Navarre, Catherine Bernard…), qui mériteraient d’y figurer non seulement du point de vue des historiennes féministes d’aujourd’hui, mais même du point du vue des hommes et des femmes des siècles passés qui les célébraient. Ce n’est donc pas la présence des femmes dans le champ littéraire qui pose question, mais bien leur place dans l’histoire littéraire et dans la mémoire collective.
Et c’est là le deuxième grand mythe à déconstruire: celui d’un canon littéraire neutre et objectif. L’histoire des arts n’est jamais indépendante de l’histoire politique d’une société. Dans une démarche sociologique (que j’affectionne) consistant à tout questionner, j’invite à se demander: qui «fait» ce canon littéraire, et en a effacé les femmes? Académie française, ouvrages d’autorité, universités, maisons d’édition, prix littéraires: tous ont reflété, dans leurs choix, l’idéologie de la «différence naturelle des sexes» émergeant au siècle des «Lumières».
Alors, comment pallier à des siècles d’effacement des femmes? Quelle responsabilité portons-nous en tant que citoyen·nes et en tant qu’artistes?
Celle de visibiliser l’invisibilisation, d’abord: se saisir de l’outil des statistiques pour dénoncer le manque de parité dans le canon théâtral étudié en école de théâtre, le manque de parité parfois aussi dans les équipes professorales, et plus largement dans notre secteur professionnel. Je ne peux que renvoyer ici aux études, éclairantes, de La Deuxième Scène/Écarlate la Compagnie.
Celle de déconstruire son propre imaginaire, ensuite. Celui-ci est forgé par notre langue française (misogyne: saviez-vous que le mot «autrice» existait au Moyen-Âge?), et par les représentations (comme le male gaze) dans lesquelles on évolue. Étudiante au Conservatoire de Mons, dans un cours d’écriture où nous devions écrire et mettre en scène des pièces courtes, le professeur était chaque année confronté au même problème: les étudiant·es écrivaient beaucoup trop de rôles masculins, posant ainsi des problèmes de distribution. Cet exemple révèle l’idée inconsciemment partagée que l’homme blanc représente le «neutre», par rapport aux personnages féminins, non-blancs, LGBTs, handicapés… nécessairement connotés.
Il est urgent, en tant qu’artistes, de proposer de nouvelles représentations. De refuser l’état de fait et de rétablir un peu l’équilibre en choisissant, consciemment, de favoriser les femmes et personnes non-blanches dans nos recherches de textes et nos distributions. D’être créatif·ves: de bouleverser les classiques en y inversant les genres, et voir ce que cela produit. De chercher en dehors du cadre.
Redonner la place
L’atelier d’initiation au matrimoine littéraire, mené au Conservatoire de Bruxelles auprès des quatre promotions étudiantes en 2021-2022, a trouvé une réception très favorable et donné lieu à des conversations passionnantes. Les jeunes générations semblent, plus que leurs aînées, particulièrement au faîte des problématiques féministes et LGBT et amènent de nouvelles questions révélant la complexité des enjeux de représentations d’aujourd’hui. Ce désir de remise en question des modèles dominants semble aujourd’hui le terreau fécond à la mise en lumière, fondamentale, de notre matrimoine oublié. L’occasion d’enfin réparer l’injustice de notre histoire, en révélant le talent de nos grandes autrices et en leur rendant la place qu’elles méritent.
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Conçu au départ pour les étudiant·es en études supérieures de théâtre, cet atelier peut être adapté à tous types de publics adolescents et adultes. Il se compose d’un cours d’1h et peut idéalement s’accompagner d’une séance d’exercices de recherche, de lectures par arpentage et/ou de l’intervention d’une représentante de l’Espace Césaire (bibliothèque spécialisée en littératures d’Afrique, des Caraïbes et des diasporas); en fonction des besoins de la structure d’accueil. Plus d’infos ici.
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