Le Brussels Vocal Project
En chantier21 novembre 2024 | Lecture 1 min.
Nous avons rencontré François Vaiana et Anu Junnonen, le noyau dur du collectif, lors de répétitions avec Emily Allison et David Linx. L’occasion de revenir sur l’origine du projet et les secrets de leur longévité.
Laurence Van Goethem Vous vous êtes rencontré au Conservatoire? Comment est né le groupe?
François Vaiana Au Conservatoire flamand de Bruxelles, dans la classe d’ensemble vocal de David (Linx). Il y avait une belle énergie entre nous. Un jour, j’ai reçu un mail me demandant si j’avais un groupe de Gospel pour un concert à Herve; évidemment, je n’en avais pas mais j’ai dit oui! C’était l’occasion de jouer à l’extérieur de l’école et d’y expérimenter tout ce qu’on faisait au cours de David. Une fois sur place à Herve, on se rend compte que c’est vraiment un public de Gospel, alors qu’on avait des morceaux d’Aka Moon, des choses assez contemporaines. On commence le concert en nous adressant au public: «Voilà, ce n’est sans doute pas le Gospel auquel vous êtes habitué·es, mais c’est une musique qu’on vit comme spirituelle, et on espère que vous l’apprécierez aussi.» C’était génial! Tout le monde était debout, frappait dans les mains. C’est là que j’ai réalisé qu’une musique qu’on considère comme «intelligente» ou «expérimentale» peut résonner chez beaucoup de gens, même dans un contexte inattendu. En revenant, on s’est dit: «Il y a une belle énergie, il faut en faire quelque chose.» Et on a décidé de créer ce groupe.
Le groupe a évolué depuis?
FVOui, des tous premiers membres, il ne reste que moi. Anu est arrivée en 2011.
Vous allez fêter vos quinze ans d’existence. Pourquoi avoir eu envie de célébrer cet anniversaire et pourquoi au Marni?
FVOn y tenait beaucoup parce que c’est une fierté quand même d’avoir tenu tout ce temps. On avait envie de célébrer cet anniversaire au Marni parce que c’est un lieu magnifique, où l’on avait joué notre premier album, «The Art of Love», avec David [Linx].
Ce sera l’occasion de rassembler tous·tes celles et ceux qui ont fait partie du collectif?
FVOui, tous les artistes qui ont mis une petite pierre à l’édifice de ce groupe vont venir sur scène. Il y aura dix-neuf invité·es! Ça demande une grosse organisation en amont. J’ai l’impression qu’on organise un mariage, tellement on doit réfléchir à chaque détail. Ce qui est chouette c’est que tout le monde a accepté de venir avec beaucoup d’enthousiasme. Ce sera vraiment un grand moment pour nous, et j’espère pour le public aussi. Un aboutissement mais aussi le début d’une nouvelle ère pour le groupe.
Comment est conçu ce concert-anniversaire?
FVEn deux parties. Le premier set sera consacré à nos morceaux issus des trois albums. On va se retrouver avec l’équipe de base de l’album «The Art of Love», ça fait huit ans qu’on n’a pas chanté avec eux!
Dans le deuxième set, on va proposer des choses inédites. Certains compositeurs nous inviteront sur des morceaux à eux. Par exemple on va chanter «Childhood», écrit par Steve Houben pour le groupe HLM avec Maurane, sur lequel David a écrit un texte. Il y aura aussi des morceaux sur lesquels on travaille en ce moment.
Anu Junnonen, vous faites partie du noyau dur depuis 2011, et avec François vous vous occupez de la direction artistique et de l’organisation générale. Si je comprends bien, le groupe a une certaine élasticité, il est modulable en fonction des demandes et des opportunités. Vous avez su garder la passion intacte pendant quinze ans, malgré les difficultés. Comment s’organise le travail au sein du collectif?
Anu JunnonenOn choisit avec les artiste avec lesquels on veut travailler. On fait appel aux compositeurs qui nous plaisent ou alors certains compositeurs ou compositrices viennent nous chercher, quand ils ont envie d’utiliser notre section vocale aux géométries variables (on peut être de 4 à 8, par exemple). Ça nous arrive parfois de travailler avec de nouveaux chanteurs ou chanteuses qu’on ne connaît pas. Mais en général, on les choisit en accord avec les compositeurs, selon le projet. Il arrive que certains musiciens ne soient pas disponibles, on s’adapte, on en cherche d’autres. Au niveau musical, on peut faire du contemporain, de l’expérimental, ou du jazz, de la musique improvisée, ça dépend. Certains choix sont difficiles, mais nécessaires. Le secret de notre longévité, c’est peut-être notre flexibilité!
FVC’est important qu’on ait chacun des projets personnels à côté du collectif, en tant que leader ou leadeuse. On peut ainsi mieux se consacrer au collectif.
Emily AllisonOn a une conscience de soi, mais on se met au service du groupe. On se place d’une certaine façon par rapport au collectif et par rapport aux compositeurs qui font appel à nous. Certains ont une idée très précise de comment on doit chanter, et donc on est totalement à leur service, d’autres demandent plutôt qu’on exprime chacun, chacune, notre personnalité.
Vu de l’extérieur (parce que je ne fais pas partie du noyau décisionnaire), je me dis que si vous n’avez pas lâché, c’est sans doute aussi grâce au soutien mutuel entre vous deux (Anu et François), et au fait que vous croyez profondément en ce projet. Quand on est seul·e à gérer un projet, c’est plus facile de se décourager. Mais là, votre duo fonctionne hyper bien, il y a un bel équilibre qui porte ses fruits.
Aujourd’hui, quel est l’esprit du groupe?
FVC’est une quête. Un terrain de jeu, de recherche, un lieu d’apprentissage aussi. On essaie de travailler avec des gens très différents, d’entrer dans la musique de chacun·e, de découvrir ce que les autres font. Chacun·e apporte sa singularité, sa bûche au feu commun, et ça alimente le brasier. Mais ce qui prime toujours, c’est la musique. On ne fait pas tout ça pour la reconnaissance, mais parce qu’on croit profondément en notre mission artistique. C’est une passion qui nous unit et nous pousse à continuer.
David Linx, vous avez une longue carrière derrière vous. On connait bien votre duo avec Diederik Wissels. Est-ce qu’il faut être amis pour faire perdurer un groupe?
David LinxMoi je suis vieux donc j’ai connu beaucoup de monde !(rires) Diederik, je le connais depuis que j’ai onze ans! On joue ensemble depuis plus de 40 ans! Je ne l’ai quasiment jamais vu fâché…(rires) Avec lui, il y a une entente tellement profonde et une amitié qui traverse les décennies. On se comprend au-delà des mots. Aujourd’hui, je joue avec le même groupe depuis huit ans (avec Grégory Privat, Chris Jennings, Arnaud Dolmen). Ils sont incroyables: heureux, doués, préparés, ponctuels, gentils! (rires) J’ai jamais eu un groupe comme ça! Et ils sont très beaux! (rires)
Mais je pense que c’est possible de jouer avec quelqu’un avec qui on n’irait pas au cinéma, ou boire un verre. La musique permet de travailler avec des gens qu’on ne fréquenterait peut-être pas dans la vie. On n’a pas besoin d’être amis pour jouer ensemble. Ça peut devenir une relation amicale, mais je ne fais pas de la musique au nom de l’amitié. Je trouve ça même dangereux parfois parce qu’on ne se permet pas de dire certaines choses à des amis qu’on connait depuis longtemps.
David, vous connaissez bien la scène musicale belge des dernières décennies. Quelle est la particularité du BVP selon vous?
DLIls sont à contre-courant par rapport à la plupart des groupes vocaux qu’on entend aujourd’hui, qui sont «léchés». On vit dans une époque où les jeunes croient qu’il faut plaire à tout prix. Or, ce que j’aime avec le BVP, c’est qu’ils ne veulent pas plaire d’emblée. Si on essaie d’aller vers le public, je crois que c’est un puits sans fond. Faire ce projet avec John Hollenbeck[1][1] L’album Modern Tales, il fallait que ça leur plaise à eux d’abord, parce que c’est très pointu! Aujourd’hui, être à contre-courant, c’est presque un acte politique! Je pense que si on fait ce choix-là, on est quelque part beaucoup plus visibles, on laisse en tout cas plus de traces dans le cœur des gens. Donc je suis très fier de les avoir eus comme élèves.
FVMais le public aime être surpris aussi, entendre des choses nouvelles… J’ai été étonné, par exemple, quand on a fait notre concert à la grand-place pendant le Brussels Jazz Week-end. J’avais un peu peur parce que d’habitude on joue dans des espaces clos, avec un public assis. Là, c’était à l’extérieur, avec des gens qui passent devant, boivent des bières. Et en fait ça nous a permis de nous lâcher, je l’ai vécu comme un truc un peu plus punk, c’était très chouette finalement! J’ai été étonné de voir à quel point le lieu et le public peuvent avoir une si grande influence sur notre jeu.
AJUne autre fois, par contre, lors d’un concert, on chantait un morceau de Fabian Fiorini, et on a complètement raté certains passages, on était perdus et j’étais un peu en panique; on se regardait sans savoir comment récupérer l’harmonie et terminer le morceau. Finalement, il y a eu comme un moment magique où on s’est retrouvés et on a pu finir. Ça reste un souvenir fort pour moi.
FVOui, surtout que Fabian Fiorini était dans la salle! À la fin du concert je suis allé le voir pour m’excuser, je lui ai dit «Désolé, on a complètement raté ton morceau» et il m’a répondu: «Non, je trouve ça hyper intéressant quand ça ne marche pas parce que j’aime voir quelle solution les gens vont trouver pour s’en sortir.» (rires) Ça, ça m’a marqué aussi.
Votre album «Modern Tales» a été écrit avec le percussionniste et compositeur américain John Hollenbeck. Comment s’est passée la collaboration?
AJC’est nous qui lui avons demandé de faire un album avec nous. C’était un réel challenge! Il nous envoyait une proposition, on lui répondait, et puis on a fait une résidence ensemble. Il voulait travailler la musique jusqu’à ce que ce soit parfait. C’était un travail de longue haleine. Ce n’est pas toujours le cas, parfois ça se passe beaucoup plus vite. Ça dépend du niveau de complexité aussi.
Cet album revisite les contes traditionnels. Sur la pochette vous êtes tous les six emballé·es dans un film plastique. Ça signifie quoi?
FVAvec cet album, on voulait réfléchir sur le sens que pourrait avoir aujourd’hui le fait de réunir une batterie, des voix, et les paroles de contes traditionnels. D’où l’idée de jouer sur l’ambivalence entre des pulls un peu organiques et chauds, colorés, et de s’emballer dans un plastique plutôt froid, moderne.
AJEt pour les autres illustrations, on voulait mettre une photo par conte. C’était magique d’avoir pu bénéficier des magnifiques photos de Marie-Françoise Plissart, qui travaille avec le label «Signature» de Radio France depuis longtemps. Ce sont des images qui recréent bien l’ambiance des contes traditionnels tout en reflétant fort notre époque contemporaine.
Justement, comment vous vous situez par rapport à la tradition musicale du jazz, aux autres groupes vocaux?
AJOn se sent très différents des autres groupes de jazz vocaux a cappella. On n’est pas dans une esthétique populaire, on ne fait pas de chorégraphies ni ne chantons du doo wop. On est plus en recherche des possibilités qu’offre la voix.
Quelles sont vos sources d’inspiration?
AJIl y a quelque temps on a découvert un groupe américain qui s’appelle Roomful of Teeth, c’est devenu une source d’inspiration importante[2][2] https://www.roomfulofteeth.org
FVOn est issus de cette culture de la musique improvisée bruxelloise. C’est notre point de départ, même si après, on va vers d’autres choses… Nos autres sources d’inspiration, ce sont les compositeur·ices et les musicien·nes avec qui on travaille.
Quelles sont les grandes différences que vous notez aujourd’hui dans le monde de la musique jazz en Belgique par rapport à il y a quinze ans quand vous avez commencé?
FVLe secteur a beaucoup changé. Il y a énormément de musiciens talentueux en Belgique, qui viennent de tous les pays, on a encore une scène jazz très dynamique. Même si c’est de plus en plus dur de trouver des lieux pour répéter et pour jouer. Nous, on est contents de ne pas avoir lâché le BVP, parce qu’on a été appelé récemment par Muziektheater LOD pour une création (prévue pour 2026) pour six voix et un rappeur, avec une tournée qui va suivre. Donc maintenant, on a accès à tout un réseau qu’on n’avait pas avant mais il a fallu attendre quinze ans.
AJOn a le sentiment en tout cas que c’est maintenant qu’on est en train de faire ce qu’on a toujours voulu faire. Grâce à tout ce travail amassé, aux collaborations qu’on a développées, on y est arrivés. Chaque année, on écrit nos rêves, et chaque année, ils sont en train de se réaliser. Et on n’a vraiment pas peur de rêver loin!
FVJe pense que si on a gardé le cap, c’est parce qu’on savait exactement pourquoi on faisait ce métier. Juste parce qu’on y croyait: «We just believe in it»!
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Brussels Vocal Project / Le 30 novembre 2024 au théâtre Marni.
En savoir plus sur le Brussels Jazz Vocals.
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