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Ada Oda, Grand Canyon, 2024 ©Nikita Thévoz

Toute une ville captivée

Au large

Quelques chiffres: Le Festival de la cité à Lausanne (Suisse) dure 6 jours, est entièrement gratuit, propose plus de 130 projets artistiques pluridisciplinaires de plus de 30 nationalités différentes, accueille environ 100.000 festivaliers chaque année. Rencontre avec sa directrice.

Laurence Van GoethemVous avez un parcours assez pluridisciplinaire, vous avez été programmatrice d’une salle de concert mythique à Fribourg, «le Frisson», puis vous avez travaillé dans le cinéma. Qu’est-ce qui vous a poussée à venir au Festival de la Cité?

Martine ChalveratCe festival, c’est une institution à Lausanne depuis 53 ans. Il a été créé dans l’objectif de mettre l’art dans la ville, sans billet mais aussi sans porte d’entrée[1][1] Le festival se déroule en plein air et est totalement gratuit.
J’étais très intéressée par le lien entre l’architecture de la ville et les projets artistiques. Ce qui me passionne, c’est de pouvoir mettre en lien des projets avec des artistes, des artistes avec des publics, et recentrer l’artiste dans la société.

Comment le festival a-t-il évolué?

Il y a une vingtaine d’années, c’était vraiment devenu la grosse fête de Lausanne, ça s’appelait d’ailleurs les Fêtes de Lausanne. Tout le monde se retrouvait, buvait des bières mais le projet artistique était mis un peu à l’écart. Ensuite, un nouveau directeur a été nommé, Jacques Bert, qui a redéfini cette priorité sur les projets artistiques. Puis il y a eu Myriam Kridi qui a repris pendant 7 éditions, et qui a vraiment axé sa programmation sur l’architecture des lieux et l’ouverture à l’art vivant. Je me situe dans cette continuité-là.

Qu’est-ce qui est le plus difficile dans votre travail de directrice?

Je crois que ce sont toutes les négociations en amont avec les services de la ville, par rapport aux lieux, aux emplacements, avec toutes ces incertitudes qu’on a toujours concernant le territoire. Très concrètement, ce festival impacte une ville pendant une semaine, voire plus, et vu qu’on est dans l’espace public, il y a tout le temps des travaux, qui doivent être mis en stand-by, il faut sécuriser, retirer les containers…

Comment choisissez-vous les projets?

On se penche sur des projets singuliers, autant dans la forme que dans le fond. On aime les propositions plutôt politiques, qui racontent quelque chose. Ce qui ne veut pas dire qu’on n’accueille pas aussi des projets joyeux. On a aussi beaucoup de propositions pour le «jeune public». L’idée, c’est d’élargir la programmation pour que tout le monde puisse y trouver quelque chose qui lui convienne et qui soit comme une porte d’entrée dans l’ensemble de la programmation.

Shiraz, Armin Hokmi (IR, DE, NO) ©Malik Beytrison

La programmation est très politique, très ouverte, très queer. Ça pourrait surprendre. Quand vous allez voir un spectacle, vous pensez à votre public? Est-ce que vous vous dites, ça j’aime bien, mais ce n’est pas pour «mon public»?

C’est vrai que les artistes à qui on donne la parole sont assez politisé·es. Il y a beaucoup de réactions. On est clairement catalogués comme un festival «woke» mais ça n’empêche pas d’attirer un public qui n’est pas forcément en ligne avec toutes les idées. Je pense qu’on le garde en arrière-pensée, mais pour moi, ce n’est pas central. Parce que je suis assez persuadée que tout spectacle peut trouver son public. Pour être programmé ici, il faut non seulement que le projet nous plaise mais qu’il y ait aussi cette notion d’urgence, une nécessité profonde, c’est plutôt ça qui nous guide.

C’est important de créer le dialogue.

On a aussi la grande chance d’avoir un public curieux et aventureux, on peut se permettre de prendre des risques… On sait que tous les projets ne feront pas l’unanimité, ou ne sont pas ultra conciliants, mais je trouve que c’est important de créer le dialogue: Pourquoi t’as aimé? Pourquoi t’as pas aimé?

Rok et Dudu ©Laurène Marx

Vous suivez donc vos coups de cœur mais on retrouve aussi une certaine fidélité avec des artistes qui reviennent régulièrement…

Oui, clairement. Par exemple, on a présenté la première pièce de Laurène Marx il y a deux ans, «Jag et Johnny». L’année dernière, on a programmé ses deux nouveaux projets et cette année, elle revient en concert avec «Rok&Dudu». Donc il y a toute une communauté qui s’est créée autour de cet artiste, une «fan club» de Laurène Marx. Idem avec Alice Ripoll: on a présenté tous ses projets ici. C’est important de pouvoir tisser ces liens entre artistes et publics.

En musique, avez-vous aussi des têtes d’affiche qui attirent d’office un public?

Non, pas vraiment. Mais aux artistes connus localement, on leur propose un projet un peu spécial, ou une carte blanche, pour qu’ils ou elles puissent déployer autre chose. Par exemple, Louise Knobil, qui est une jeune musicienne lausannoise, à qui on a demandé d’écrire une chanson pour les 750 ans de la cathédrale. Et on a organisé une grande chorale participative qui se produira samedi, avec ce chant.

Louise Knobil ©Nikita Thevoz

Les spectacles programmés ici doivent être adaptés au lieu (espace partagé, à l’extérieur, avec un public assez mouvant…). Comment faites-vous concrètement?

En effet, c’est hyper particulier de venir jouer à la Cité. On demande beaucoup aux équipes artistiques et techniques parce que la plupart du temps, les spectacles sont conçus pour la boîte noire, la salle de théâtre «traditionnelle». On accompagne les projets pour aider les artistes à les alléger au niveau technique et scénographique. Les décors doivent être les plus légers possibles. On a des équipes techniques ultra créatives. Et puis les spectacles sont toujours programmés au moins deux fois, parce qu’il y a souvent beaucoup d’adaptations et peu de temps de répétitions. La première fois c’est un peu un ajustement. Ça peut créer des tensions ou des déceptions. C’est vrai que la personne qui a pensé à la création lumière d’un spectacle en boîte noire, et qui doit renoncer aux trois quarts de sa création, ce n’est pas évident pour elle. Ça demande beaucoup de discussions, de négociations.

Ce qu’un projet perd en technique, il le gagne humainement.

Mais la plupart du temps, ce qu’un projet perd en technique, il le gagne humainement. C’est en tout cas souvent les retours qu’on a de la part des artistes. Le fait qu’on soit gratuits nous permet aussi de prendre ces risques-là.

Par rapport à la gratuité justement, c’est la politique du «premier arrivé premier servi». Pas moyen de réserver de spectacle. À un moment, ça se ferme. Il n’y a plus de place. Ça n’engendre pas des frustrations pour le public?

Les gens jouent le jeu. Il n’y a pas trop de tension par rapport à ça. Avant, c’est vrai que le public papillonnait sans forcément regarder le programme, en se laissant porter. Depuis dix ans à peu près, les gens décortiquent le programme, viennent en avance pour être sûr d’avoir une place.

Cathédrale sud ©Nikita Thévoz

Pour les jeunes artistes émergents, ça fait quoi d’être programmés ici?

C’est rare pour des artistes émergents de pouvoir jouer devant autant de monde. C’est plutôt cette expérience-là qui compte, plutôt qu’une rampe de lancement auprès d’éventuel·les programmateur·ices. C’est vraiment une expérience, une opportunité d’être vu par un large public.


Le Festival de la Cité (Lausanne) a lieu du 1er au 6 juillet 2025. Plus d’infos ici.


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