L'appel des champignons
Au large9 octobre 2023 | Lecture 3 min.
Les superpouvoirs des champignons ne sont plus à démontrer: exploités depuis longtemps dans le domaine culinaire, pharmaceutique (la pénicilline, entre autres), industriel (à Bruxelles, Permafungi par exemple), textile (les enzymes des Trichoderma reesei sont utilisés pour blanchir les jeans), artistique (le cuir fongique obtenu à partir du mycélium était exposé dans le pavillon FWB à la Biennale de Venise; dans le spectacle Cocon! de Dominique Roodthooft, l’actrice Mieke Verdin se transforme en champignon…), ou encore philosphique et anthropologique (cf. le célèbre essai d’Anna Lowenhaupt Tsing), ils restent cependant encore largement méconnus[1][1] On estime ne connaitre que 10% des espèces existantes, source Blackwell 2013.
Pour en savoir plus sur cet être vivant troublant et tentaculaire[2][2] Le plus grand spécimen connu de champignon mesure 965 hectares (l’équivalent de 1350 terrains de foot) et vit actuellement dans l’Oregon aux États-Unis, qui inspire de plus en plus d’artistes, nous avons accompagné Prudence Yombiyeni, mycologue et directrice adjointe de l’IRT (Institut de Recherches Technologiques) de Libreville (Gabon), et Mario Amalfi, chercheur au Jardin botanique de Meise, en exploration au cœur d’une des plus fascinantes forêts du monde. Bravant les insectes, évitant de justesse certains éléphants agressifs et d’autres prédateurs tapis dans l’ombre des arbres monumentaux et de la végétation rampante, nous avons cherché (et trouvé) de nouvelles espèces de champignons.
Laurence Van GoethemNous sommes en ce moment en mission dans la forêt, plus exactement aux Monts de Cristal[3][3] L’un des treize parcs nationaux du Gabon, situé au nord est de Libreville. Quel est l’objectif de cette exploration?
Prudence YombiyeniIl nous reste encore beaucoup d’espèces de champignons à décrire. Notre mission va nous permettre d’identifier des espèces endémiques de la région, mais aussi d’affiner nos résultats, de confirmer l’identification de certaines espèces et de récolter des échantillons. Il est important d’aller sur place pour observer l’environnement direct du champignon que nous récoltons, les plantes qui se trouvent dans son territoire, la façon dont il se comporte, etc. C’est pour cela que nous réalisons de nombreux clichés photographiques très précis. Nous avons choisi de retourner aux Monts de Cristal car c’est une zone décrite comme ayant fait partie d’une zone refuge lors du Pléistocène. Les forêts ici sont ce qu’on appelle des forêts nuageuses, légèrement en altitude.
Juste avant, nous avons été dans la zone de Cocobeach[4][4] Située entre l’océan Atlantique et l’Estuaire du fleuve muni, Cocobeach est une petite ville d’environ 2000 habitants. Cocobeach, à l’origine «Koko y Mibitch» en langue Sékiani signifie tronc d’arbre. Son nom anglais (plage de Coco) témoigne que la présence européenne est très ancienne sur cette ville atlantique. Les Portugais sont les premiers à sillonner les côtes gabonaises suivis des Espagnols, des Hollandais, des Anglais et des Français qui colonisent le Gabon à partir de 1839., suite au signalement de la part de collègues botanistes d’un champignon très intéressant qui semblait être nouveau. Nous avons voulu nous rendre sur place pour nous rendre compte par nous-mêmes et pour collecter un spécimen.
Avez-vous trouvé le fameux champignon signalé par vos collègues botanistes?
Oui. Il s’agit d’une nouvelle espèce encore inconnue de la science. Et quand on cherche un champignon en particulier, on a souvent de belles surprises, on trouve d’autres choses aussi intéressantes. Nous espérons avoir assez de données préliminaires, afin de monter un projet plus vaste sur l’écologie et la diversité taxonomique des champignons du Gabon.
Avec votre collègue Mario Amalfi, vous récoltez des échantillons de champignons que vous analysez ensuite en laboratoire, au niveau génétique. À quoi cela sert-il?
Avec la biologie moléculaire, c’est-à-dire l’analyse génétique, les scientifiques se sont rendu compte que l’ADN des champignons est plus proche de celui du règne animal que végétal. C’est l’une de raisons (en plus du fait qu’ils soient dépourvus de chlorophylle) qui a permis de classer définitivement les champignons dans un règne distinct du règne animal et végétal: le règne fongique.
Sur le plan morphologique, plusieurs champignons se ressemblent tellement qu’il est parfois difficile de les classer. Analyser génétiquement les échantillons récoltés sur le terrain permet de confirmer l’appartenance à l’une ou l’autre famille, et de comprendre leur origine phylogénétique[5][5] l’arbre généalogique du champignon, en quelque sorte.
Laurence Van GoethemVous êtes chercheuse en mycologie. D’où vous est venue l’idée et l’envie d’étudier la science des champignons?
Prudence Yombiyeni Pendant mes études, j’avais déjà travaillé sur certains champignons parasites des denrées alimentaires, plus spécifiquement ceux qui attaquent les cultures de manioc. Cela m’avait ouvert les yeux sur ce règne encore peu étudié. En effet, jusqu’à récemment, la mycologie était un peu noyée dans la botanique; à l’université par exemple, c’était les professeurs de botanique qui donnaient cours de mycologie…
Après mon DEA, j’ai été recrutée en tant qu’attachée de recherche à l’IRET puis sélectionnée lors d’un appel à projets consacré à l’écologie. C’est ainsi que j’ai entamé une thèse au laboratoire de microbiologie à l’UCL en Belgique, sur la diversité taxonomique et écologique des polypores. Au préalable, j’avais rencontré des mycologues belges, Cony Decock et Jerôme Degreef, qui étaient venus ici au Gabon dans le but d’étudier les champignons comestibles de la région ainsi qu’un groupe de champignons décomposeurs du bois. J’ai eu l’occasion de les accompagner en forêt et c’est lors de cette mission de terrain que j’ai découvert tout l’univers des polypores, qui m’a passionnée.
Que sont les polypores?
Il y a plusieurs groupes de champignons: les parasites, les sapotrophes et les mycorhiziens. Chaque groupe adopte des stratégies nutritives qui lui sont propres. Les polypores sont des champignons dont la face inférieure du chapeau est tapissée de nombreux trous appelés «pores», qui abritent les spores (l’équivalent des graines chez les plantes), d’où le nom «polypores».
Pourquoi est-ce important de connaitre la diversité des champignons au Gabon et dans le monde?
On ne peut pas gérer de façon durable les forêts si on ne connait pas ce qu’elles abritent. Selon certaines estimations, un arbre aurait au moins cinq champignons associés. Donc le nombre de champignons sur la planète serait beaucoup plus élevé que le nombre d’espèces végétales[6][6] nombre d’espèces estimées de plantes: 220 000; nombre d’espèces estimées de champignons: 10 000 000 000, Blackwell, 2013..
Mieux connaitre les champignons, c’est mieux connaitre les arbres, donc la forêt. Les mycorhiziens ont des associations bénéfiques avec les plantes, ils les aident à vivre, se défendre, et à grandir. Ils sont donc très importants pour le bien-être de nos forêts. Les sapotrophes, de leur côté, se nourrissent de bois morts.
Ils participent ainsi à la régénération et au recyclage de la matière organique de la forêt (cycle du carbone). Un monde sans champignons serait impossible parce que tous les morceaux de bois morts ne seraient jamais décomposés, et s’empileraient à l’infini. Les champignons jouent donc un rôle fondamental dans le maintien et l’équilibre des écosystèmes forestiers au Gabon et dans le monde en général.
La grande forêt équatoriale du Gabon est d’une richesse unique en termes de biodiversité et un immense puits de carbone dont toute la planète bénéficie. Existe-t-il des mesures au niveau gouvernemental pour la protéger?
Le Gabon – qui possède aussi 800km de côtes! – possède 13 parcs nationaux mais également des parcs marins. La gestion des forêts est confiée au Ministère des Eaux et Forêts, c’est lui qui détermine les zones de réserve, d’occupation, octroie les permis d’exploitation et soutient le développement de l’éco-tourisme. Certaines forêts sont communautaires, c’est-à-dire gérées avec la population locale. Il existe une Agence Nationale des Parcs Nationaux (ANPN) chargée de la protection, la gestion et la valorisation de ces aires protégées. Chez nous, au CENAREST, nous travaillons sur la connaissance de toutes les composantes de la biodiversité de la forêt. J’ai des collègues, par exemple, qui étudient les gorilles; d’autres, les maladies qui sont transmises de l’homme à l’animal et inversement. D’autres encore s’intéressent aux insectes… Notre département de biologie-écologie végétale se penche sur toutes les facettes de la flore, c’est-à-dire que nous nous attachons à connaitre et déterminer les espèces sur le plan écologique. Toutes les données issues de nos travaux sont mises à la disposition du Ministère des Eaux et Forêts et leur permet de prendre des décisions appropriées. Nous travaillons en synergie. Il existe également des ONG nationales et internationales qui participent à la conservation de la biodiversité au Gabon.
La forêt est un milieu plutôt hostile aux humains: on y trouve de nombreuses plantes et animaux dangereux (insectes, serpents, mammifères prédateurs). C’est un territoire qu’il faut approcher avec humilité. Pouvez-vous nous parler des rituels qu’il est préférable de suivre avant de pénétrer cette zone si particulière?
(Rires) Pour la chercheuse que je suis, il n’y a pas de rituel particulier avant une mission de terrain. Il faut s’assurer d’avoir l’équipement nécessaire pour sa collecte. Les consignes de sécurité sont les mêmes que celles qu’on donne aux touristes qui s’aventurent dans nos forêts: être accompagné, être attentif aux différents sons et bruits de la forêt, ne pas s’approcher trop près des animaux, leur laisser la priorité en cas de croisement et surtout ne pas paniquer et s’éloigner. Pour l’Africaine que je suis, la forêt est un milieu habité par des entités invisibles à l’œil nu, «les génies» ou esprits de la forêt qui ne sont pas du tout hostiles, au contraire. Entrer en forêt est donc comme entrer «chez autrui».
Il est donc bon à l’entrée, avant le début de la collecte, de pouvoir se présenter, offrir un peu à boire (en général une liqueur) aux propriétaires des lieux (esprits de la forêt) et leur dire l’objet de notre visite chez eux (collecte des champignons) afin que celle-ci se déroule bien. Cela relève de nos traditions et croyances qu’il est difficile d’expliquer mais qu’il ne faut pas négliger.
_______
Merci à André De Kesel, chercheur au Jardin botanique de Meise et photographe, pour les photos publiées ici.
On vous recommande: Un livre de recettes hyper instructif, Champignons sauvages et gourmands (éditions Racine), par Jérôme Degreef, mycologue et directeur scientifique du Jardin botanique de Meise et Olivier De Vriendt, chef cuisinier et propriétaire du restaurant RIZOM (Grand Hornu).
Petit aperçu d’œuvres ou d’artistes qui s’inspirent du règne fongique:
arts de la scène
Mush-Room de Grace Ellen Barkey (Needcompany)
à venir: Isabelle Dumont mènera bientôt un cabinet de curiosités mycologiques, avec la collaboration de Jean-François Rees (Professeur au sein du Louvain Institute of Biomolecular Science and Technology/IBST) et Mario Amalfi.
arts plastiques
Anselm Kiefer, oeuvre For Madame de Staël: Germany, Véronique Clamot, Anne Carnein, Richard Giblett
bio-art
Carole Collet, Officina Corpuscoli, The growing Lab/Mycelia, David Benjamin, Living Bricks
littérature
Peter Handke, Essai sur le fou de champignons
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