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Défilé, Biennale de Lyon ©BlandineSoulage

Des corps brisés révélés

Émois

L’image est pleine et belle, des corps ensemble au défilé d’ouverture, 3000 Lyonnaises et Lyonnais de corps en chœur pour une parade festive, au final éclat, piloté par Medhi Kerkouche. Il faisait beau, il faisait chaud, son spectacle (à) 360° a fait danser, place Bellecour. Corps emportés des spectateurs et spectatrices qui ont encore appris, subi, admiré, encaissé, «embeauté» les corps devant et avec eux, tout au long du mois de septembre lyonnais.

Il y a eu les corps de Borda (Lia Rodrigues) qui disaient la force organique de la marge, de la masse, de la frontière, de l’ailleurs. Des corps en paysage mouvant, ralentis, explosés, exposés, puis jubilés, dans la joie d’un carnaval imaginaire recréé. Un espoir d’ailleurs, que les corps de la soirée Nuits Transfigurées interrogeaient en mélancolie tortueuse dans le duo historique Nuit Transfigurée d’ATDK, puis en violence explosive/constructive post-apocalyptique du deepsteria bienvenue de Mercedes Dassy alors que les corps du WE NEED SILENCE de Katerina Andreou se voulaient têtus, intenses, nerveux et freestyle retenu. Une explosion montante et entêtante qui pulsait la vie.

Eszter Salamon, The Living Monument ©DR

Alors, peut-être n’étions-nous pas prêt·e pour l’enchaînement morbide qui suivit, de corps contraints, quasi immobiles dans l’œuvre plastique autant que physique d’Eszter Salamon, Monument 0.10: The living Monument. Deux heures qui s’étirent, de corps qui se placent et se déplacent, en langueur et longueurs, dans des tonalités franches, créant une succession de monochromes dynamiques. L’ensemble respire les membres douloureux, ralentis, abasourdis. Ceux qui disent certaines horreurs d’hier, la stupéfaction d’un ailleurs pensé, l’art ritualisé. Au ralenti. Subi.

Ralenti aussi chez Gisèle Vienne, dont le CROWD accueillait le public dans l’imposant ventre des Grandes Locos, magistral ancien atelier SNCF. Des corps de fin de bal, ou plutôt de fin de rave (rêve?) à leur bonne place dans ce lieu délabré. Des corps en slow motion pour mieux vivre la tension qui s’échappe dans l’après-soirée, les échanges qui se délient dans les brumes alcoolisées ou simplement épuisées. Des corps ultra-drillés, millimétrés dans un temps qui s’étire sous la voute en fer.

Tendre à l’ailleurs

Jan Martens, THE DOG DAYS ARE OVER 2.0 ©Stefanie Nash

Cette chair en tension, on l’a retrouvée dans un autre tempo chez Jan Martens et sa version 2.0 de The Dog Days are over. Matières pulsatiles et athlétiques sautillant durant une heure quinze; des danseurs alignés sur la scène du coquet cocon des Célestins. Étrange collusion de cette ligne de corps surinvestis par un mouvement maniaque répété à l’envi, évoluant peu dans l’espace, face aux corps confortablement installés et éclairés du public, saturés de torture répétitive, du mouvement ininterrompu, douloureux peut-être. La fin du spectacle signe les libérations, des deux côtés du quatrième mur. Mais que reste-t-il de ce mouvement infini, dans les recoins des coulisses et des vies, quelles impressions et surimpressions une telle performance imprime-t-elle au membres des performeurs jamais reposés? Pour nous, ce mouvement successif de tensions sans suite ni évolution évoquait la prison consensuelle d’un présent inhabité. Les corps aujourd’hui sont donc prisons, en prisons… Ne pouvant plus dire, vraiment, il leur faut alors ce cri puissant et incarné pour endiguer la stabilité mortifère de l’époque.

Et aussi pour repousser le militarisme, l’endoctrinement, comme on l’entend dans le militant et magnétique F*cking Future, de Marco da Silva Ferreira. Des corps qui scandent la techno, unis mais différents, qui déplacent leur frontière et celle du public. F*cking Future est un jeu de répétition où nous sommes dans l’impossibilité d’échapper au regard, d’échapper au rythme, d’échapper à la vision, aux danseurs et danseuses enfermé·es dans un gradin quadrifrontal qui ne laissent pas le public en repos. Puis cette fin, lumière rendant prisonniers les corps enfin rendus au silence.

Repos du guerrier

Último Helecho ©Nina Laisné

Repos du guerrier. C’est l’image inaugurale d’Ultimo Helecho, corps plastique et multiple en temps et lieux de François Chaignaud, tantôt momie, tantôt danseurs afro, tantôt tangero. Les danses de la tradition des peuples premiers d’Amérique latine le traversent, lui et sa complice en corps de voix, Nadia Larcher. Deux corps sublimes et emportés par la musique au plus près des musiciens au plateau, vivants et vibrants. Vivant, comme le corps de Carmen Amaya, apparaissant, noir sur blanc, fière et forte, en fin d’un Fugaces (Aina Alegre) qui rend hommage au corps comme fer de lance des révoltes et des joies, qui dit l’exaltation comme un nouveau mode de fonctionnement, d’avancée et de vie. Le corps se fait aussi géométriquement précis dans l’Undertainment de Forsythe, qui puise dans le silence au plateau la force de composer la perfection dansée, désincarnée. Désincarnation formelle qui sert de tremplin fertile à l’échappée des corps vivants du Lisa de Ionnis Mandafouis qui suit dans la soirée composée de l’incomparable Dresden Frankfurt Dance Company. Lisa, ballet aux allures classiques, piano-corps, corps-torsades, corps-vivants, corps-émouvants, corps-joyeux puis corps-violences, corps-résistances, corps-errances, corps-chaos en sublime final.

Dehors-dedans

Las, retour à l’extérieur concret des corps effractés, dans la nuit du 26 septembre. Comme un mauvais pré-final à cette fête, les corps de la chanteuse et chorégraphe Dorothée Munyaneza, du musicien Ben LaMar Gay et du poète Julianknxx furent malmenés, violentés, dans la soirée après la représentation: en effet, les trois artistes furent victimes d’une agression raciste dans les rues du quartier de la Croix-rousse (lire ici). Et puis ces corps, forts, de remonter sur scène le lendemain, pour décrire et crier la honte des difficultés des corps autres. Là alors, le corps est arme et l’on comprend tous ces corps, montrés dans leur force et leur faiblesse au cours du mois de la Biennale. Car comme nous le confiait le directeur artistique de l’évènement, Tiago Guedes, cette programmation est celle «des corps en bataille, en défense, en péril (…), parce qu’elle est le reflet du monde et de ses combats actuels. Le corps doit trouver le moyen de se protéger dans le monde, donc il le montre sur scène. On vit dans un monde en danger. Ce peut être difficile de laisser la carte blanche à des artistes dans ces conditions, parce que leur création va révéler tout ça, mais il faut faire confiance. C’est essentiel de montrer le regard des artistes sur le monde, l’actualité.»

Et ces mots de résonner, fort, avec cette Biennale 2025, sur et hors scène. Une scène de chaos du monde, oui. Mais un chaos qui laisse voir la lumière dans sa force, et qui fait croire que le corps rompu à la beauté de la diversité peut affronter avec fermeté les aléas de l’horreur et les dépasser. Qui incite, surtout, à tous entrer urgemment dans la danse. Pas celle du chaos, celle d’après, celle des résistances et des vies.


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