
Sortir du cadre... Pour mieux créer?
Grand Angle29 septembre 2025 | Lecture 8 min.
épisode 1/1
Valérie Cordy me rejoint dans le centre de Bruxelles en fin de journée, à la main la nouvelle brochure de la Fabrique. Elle revient du Hainaut où se situe la Fabrique et son réseau de collaborations locales. Très vite, elle différencie les contextes géographiques: «La situation n’est pas la même entre Bruxelles et les grandes villes, et nous, en Wallonie, au fin fond du Hainaut. L’augmentation des porteur·euses de projet, chez nous, n’est pas aussi forte.»

Dans le parcours d’un·e artiste, Bruxelles (en priorité), Liège, Namur ou encore Charleroi sont des passages obligés pour le développement d’une carrière artistique. L’activité culturelle en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) est centralisée[1][1] Dance Map, carte interactive créée par Contredanse, montre très bien à quel point les activités et institutions culturelles (dans le cas de la danse), sont centralisées autour des grandes villes. autour de quelques grandes villes qui offrent aux artistes la visibilité nécessaire à leur travail. Dans ce contexte, la Fabrique ne subit pas une tension aussi forte que les structures des grandes villes.
Du haut de sa fonction de directrice de la Fabrique, et en regard de sa longue carrière, Valérie Cordy dresse un paysage qu’elle a vu évoluer face aux bouleversements sociaux et au développement administratif. Une question reste essentielle tout au long de l’entretien: comment déjouer les contraintes de production que subissent les artistes dans leur processus de création?

La Fabrique: un lieu de rencontre
Ancienne école de la chaussure, les bâtiments de la Fabrique de Théâtre sont réaffectés et revalorisés par Michel Tanner et son équipe dans les années 1990 pour en faire un lieu culturel, soutenu par la province du Hainaut. Ce lieu devient un espace multiple qui réunit une école de régie (en Promotion sociale), des activités d’éducation permanente, le Service des arts de la scène en Hainaut, le soutien des Centres Culturels installés sur le territoire de la province. L’aide à la création est une mission parmi tant d’autres qui font de la Fabrique un lieu phare de l’activité culturelle en province du Hainaut.

Lorsque Valérie Cordy reprend la direction du lieu en 2013, elle poursuit la mission en la développant autour d’un constat: les artistes ont besoin de lieux pour créer: «Des espaces d’ouvertures, de rencontres, hors des circuits de productions classiques.»
Bénéficiant aujourd’hui d’un contrat-programme, la Fabrique accompagne 40 à 45 résidences (avec logement) par an, peu importe l’étape du projet. Pour Valérie Cordy, l’objectif est de permettre la rencontre de tous ces artistes autour d’espaces communs.
«Au début, on accueillait tout le monde, on n’avait pas à choisir. Puis un premier jury s’est mis en place quand il a fallu faire une sélection.» Si au début, la Fabrique avait la possibilité d’accueillir toutes les demandes, lors de la première sélection Valérie Cordy constitue un jury en incluant tous les niveaux de services. «Pour composer le jury, j’invite un représentant de chaque service (technicien ·ne, régisseur ·euse, équipe administrative, technicien ·ne de surface…), car eux aussi seront amenés à accueillir les projets.» Sans critère spécifique de sélection, la Fabrique veut se définir par le partage collectif d’un espace commun. Dans cet objectif, toutes celles et ceux qui y travaillent sont amenés à échanger, se rencontrer, pendant un bref moment.

C’est l’ouverture et le dialogue qui fondent la philosophie de la Fabrique. «Nous voulons être cet espace où les imaginaires se rencontrent, où le local dialogue avec l’universel, où les frontières s’effacent pour faire place à une exploration sans limite […]», comme défini dans la dernière brochure de la Fabrique. C’est en observatrice de cet écosystème changeant selon les projets accueillis en résidences que Valérie Cordy décèle des évolutions qui ont amené progressivement à l’augmentation du nombre de porteur ·euses de projet en FWB.
Diversité des récits, des profils et des formes
Tout au long de ses années d’existence, la Fabrique a été témoin des évolutions et des changements qui ont marqué l’activité culturelle en Belgique. Pour Valérie Cordy, une diversité de récits s’est développée au fur et à mesure: «Me Too, et toutes les autres libérations de la parole qui ont suivi, ont été un point de bascule. Avant, il y avait peut-être des personnes qui ne se sentaient pas légitimes de porter un projet, mais qui aujourd’hui se disent ’’oui’’. C’est aussi notre travail d’accueillir ces types de récits alternatifs qui ne sont pas nécessairement mainstream.»
Cet évènement sociétal peut expliquer en partie l’augmentation des porteur ·euses de projet. En effet, quand l’écoute de toutes les paroles minoritaires est facilitée, de nouvelles personnes souhaitent porter leur récit et leur existence sur les plateaux.
Cette légitimité de parole va avoir un impact directement sur la fonction des porteur ·euses de projet. «Avant, c’était les metteur ·euses en scène qui faisaient la demande et portaient le projet. Aujourd’hui, ce n’est plus nécessairement le cas et les porteurs et porteuses de projet demandent à une personne de venir faire la mise en scène.» Les fonctions qui entourent la production se décloisonnent dans la continuité de l’apparition des collectifs. Là où, auparavant, les artistes sortaient d’école en tant que metteur ·euse en scène ou en tant qu’interprète, les nouvelles générations ne sont plus aussi cadenassées dans des fonctions pré-définies.
Cela modifie également le travail d’accueil en résidence. Pour la Fabrique, l’accompagnement se fait parfois par des soutiens à la dramaturgie et à la mise en scène, quand il y a une demande. Les espaces communs se veulent aussi être un terrain de rencontre entre des artistes qui approfondissent leurs liens pendant la résidence et se mettent éventuellement à travailler ensemble.

Le décloisonnement s’observe également dans les formes, qui se veulent plus hybrides. Le mélange des genres accompagne les nouveaux récits et les nouveaux profils qui constituent l’activité théâtrale aujourd’hui. «Un décloisonnement s’est effectué et plein de projets sont nés, plus hybrides, plus agiles, plus éphémères… » témoigne Valérie Cordy. «Plus il y a de créations, plus il y a de point de vue différents, plus il y a de démocratie.»
En effet, Valérie Cordy y voit un signe de liberté d’expression, comme un «baromètre» de notre système démocratique. La pluralité des récits et des profils est avant tout une richesse dans un paysage des arts de la scène belge en expansion.

Déjouer les habitudes de production
Mais si Valérie Cordy présente globalement une vision positive de ces nouveaux récits et nouveaux profils, elle a vu aussi des évolutions administratives qui entravent les processus créatifs. «Une grande différence aujourd’hui, ce sont les types de dossier. Dans les années 1990-2000, un·e artiste pouvait envoyer une BD pour présenter son projet et ça passait. Aujourd’hui, il y a une bureaucratie qui s’est installée.» C’est dans la formalisation des modes de production que Valérie Cordy voit un danger. «Nous recevons des dossiers bien fichus, mais qui répondent à des demandes de l’administration. On retrouve une certaine formalisation des dossiers et des manières d’écrire.»

Ce ne sont donc pas les processus de production qui poseraient problème, mais plutôt les modalités qui entourent les processus de création. Dans le développement d’un projet, la rédaction de dossier devient indispensable, à la fois pour la recherche de partenaires, mais aussi pour l’obtention de subsides. Le porteur ou la porteuse de projet se retrouve ainsi confronté·e à un travail d’écriture pour lequel iel n’est pas spécialement formé·e, et un calendrier de production qui s’étire dans le temps. C’est un constat simple que pose Valérie: «La spécificité de notre art n’est pas dans un dossier. Mais plus tu mets du temps dans l’écriture de ta demande, plus tu as des attentes.» Le dossier est rédigé de plus en plus tôt, envoyé avant même les laboratoires. L’attente, les temps de réponse et les nombreux refus sont sources de frustrations. Dans ce système de production, le temps investi par l’artiste dans la rédaction et la recherche de production est invisibilisé, et rarement rémunéré. Et cette masse de travail ne garantit rien par rapport au bon déroulement du projet.

La Fabrique veut fonctionner autrement. Dans son travail d’accompagnement, elle ne demande pas de long dossier lors de ses appels et n’impose aucune contrepartie. Selon elle, la spécificité des arts vivants est d’abord un travail de fond hors des logiques de production. C’est un retournement des positions que Valérie Cordy défend: «On met toujours les artistes en position de demandeur·euses avec une obligation de résultat, mais en réalité, ce sont les lieux qui sont en demande. Il faudrait que les structures [théâtrales, institutionnelles] changent pour coller au terrain, et pas que le terrain s’adapte pour coller aux structures.»

Accueillir la diversité des formes, des récits et des profils dans un environnement éphémère et qui se renouvelle à chaque nouvelle résidence, c’est ce qui définit la Fabrique. Un véritable soutien à la vitalité créative en FWB, pour autant que l’écosystème du secteur sache accueillir cette augmentation de récits et de profils.
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