
Nos beautés et nos noms
Émois11 août 2025 | Lecture 5 min.
Ravagés de splendeur est le second roman de Guillaume Lebrun publié chez Christian Bourgois en 2025, après Fantaisies Guérillères, paru en 2022 dans la même maison d’édition. C’était super mais là, c’est pas le sujet.
Ravagés de splendeur est un roman situé dans l’Antiquité, à Rome, au début du IIIᵉ siècle. Héliogabale, grâce à des manigances politiques familiales, se retrouve à régner sur l’Empire à la suite d’un mensonge. Elle est syrienne donc étrangère, prêtresse d’un culte impie donc traîtresse, fait couler beaucoup de sang, transgresse les lois, aime et touche tous les genres, incarne le sien et refuse d’être empereur, elle impose et rompt.
Rome se cabre et elle vit.
Les récits des historien·nes, leur dédain et leurs critiques témoignent de sa liberté et de ce qu’elle lui aura coûté, du prix de la transgression, de la saveur de ses orgies. C’est un récit intense dont il est difficile de parler sans soi-même tomber dans une forme de lyrisme un peu passionnel. Perso j’aime bien.
Héliogabale Héliogabale Héliogabale
depuis que j’ai commencé à lire ce livre le prénom m’obsède
Héliogabale
le dire à voix haute me donne l’impression de la prier
dans ce livre les dieux sont assoiffés de sang
je lis des charniers des sacrifices des danses de chair et de bouche
ça ne me dégoûte pas ni ne me fait peur
Héliogabale est impératrice
elle règne par à-coups, d’extase de violence d’amour et de beauté
elle règne pour elle
Hiéroclès et Aquilia ne règnent pas, iels incarnent leurs corps leurs dieux et la soif et la faim
à trois iels s’aiment et se bouffent et se frappent
c’est une histoire de sexe
c’est pas mon histoire
la leur se passe de jugement
elle crache et jouit
J’ai fini ce livre une fin d’après-midi sous 30 degrés dans le jardin à Bruxelles, je regarde ces immenses fleurs mauves qui poussent devant moi, je pense à Héliogabale impératrice dévoreuse cruelle généreuse cynique et juste et injuste
je pense à sa douleur, la douleur d’un corps qui n’obéit pas qui ne dit pas, l’histoire d’une transition dans un siècle sans gel d’oestrogènes enfin je sais pas je vois les fleurs je pense à l’impératrice qui aura tout choisi, aussi les bleus sur sa peau.
Tu vois finalement tout est une question d’oubli, de vies sous le lichen
tout est question d’histoire, de ce qui se transmettra
On peut retenir la splendeur si on nous l’écrit et moi j’ai ce nom dans la gueule Héliogabale Héliogabale comme un rappel de toutes les vies splendides qu’on n’a pas écrites.
C’était difficile à lire pour moi parce qu’en ce moment la violence l’intensité la recherche la passion le sexe comme vie la rupture – en ce moment c’est difficile de
tout vivre à travers leurs corps et ne pas jalouser ne pas avoir peur ne pas être dégoûtée
je jalousais j’avais peur j’étais dégoûtée et pourtant j’avais tort c’était pas mon histoire c’était une splendeur dont je peux être témoin comme on admire ce qu’on ne peut pas toucher
j’ai beaucoup admiré la rage et l’impudence beaucoup admiré les peaux et les brûlures beaucoup admiré les odeurs de sang et de sperme beaucoup admiré les danses qui étranglent beaucoup admiré la faim beaucoup admiré la loyauté beaucoup admiré ces trois personnes qui s’aimaient.
C’est aussi l’histoire d’une femme trans d’un corps trans et moi je n’ai rien à dire sur tout ça si ce n’est que ce livre crachait sa beauté et son nom à chaque page et je ne veux pas dire sa beauté en l’objectivant en la réduisant je veux dire sa beauté dans les mots et les choix qu’elle pose sa beauté dans sa peau sa beauté dans son pouvoir sa beauté dans ses refus sa beauté dans ses rages sa beauté dans une imposition violente de tous ses désirs elle prenait toute la place sa beauté Héliogabale sa beauté et son nom.
J’aimerais le relire dans un moment de fièvre pour me joindre à elleux. En attendant je suis dans mon jardin je me dis j’ai lu ce livre à un moment où ça venait résonner avec toutes les violences qu’on m’avait imposées à moi au nom de la liberté de la souffrance et des corps, et je me dis si je peux trouver Héliogabale belle peut-être que je peux guérir moi aussi,
ne pas mourir me noyer ne pas mourir/
me blesser ne pas mourir me faire répudier et répudier ne pas mourir/
être trahie ne pas mourir cesser de manger ne pas mourir baiser pour exister ne pas mourir/ne plus baiser toujours exister ne pas mourir/
aimer sans nom ne pas mourir cesser d’aimer.
Héliogabale est belle et je me dis moi aussi, moi aussi et si ça me laisse ça ce livre sans doute que ça le laissera à d’autres dont les vies sublimes n’ont pas été rédigées
dont les corps sublimes n’ont pas été caressés
dont les amours sublimes n’ont pas été photographiées.
Héliogabale sa beauté et son nom et nous ici nos beautés et nos noms.

Les personnes trans, leurs beautés et leurs noms sont encore quotidiennement menacées ici et ailleurs. Héliogabale fut trans, racisée, au culte étranger et à la sexualité queer. Elle voulait se faire opérer, s’habillait et se maquillait à sa guise, s’est proclamée impératrice, couchait avec qui elle voulait, priait son dieu[1][1] https://www.slate.fr/story/241600/heliogabale-empereur-rome-antique-icone-trans-histoire-bisexualite-fluidite-genre-castration, on la disait folle et dangereuse. Elle fut assassinée après trente mois de règne dans des latrines et son corps jeté dans le Tibre, à défaut d’égouts suffisamment larges. Ça en dit long.
Encore aujourd’hui dans chaque fleuve gisent les splendeurs des vies qui n’auront pas rassuré les violents. Celle d’Héliogabale s’extirpe du lit du Tibre tandis qu’on la lit fière et vivante. Après elle, il serait bon d’honorer toustes celleux que les cours d’eau ont recueilli·es, les amant·es intransigeant·es et les corps qui dansent.
___
Ravagés de splendeur, Guillaume Lebrun, Christian Bourgois, 2025.
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