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épisode 8/8
8/8

Allô la Place

Émois

épisode 8/8

Dans l’étonnant livre de Nassera Tamer, née au Havre de parents marocains – le père était venu travailler en 1968 dans une verrerie de Normandie -, seize pages disposées au fil de ce que l’on pourrait désigner comme le récit reproduisent des annonces pour différents taxiphones. Moins des publicités que des informations sans la moindre fioriture, à la limite du jargon, sur les services proposés. On est ici dans la gestion du temps utile, quand il s’agit de se connecter avec l’autre bout du monde. Une citation de Jacques Derrida placée en épigraphe, «le téléphone, c’est les fantômes», éclaire d’entrée de jeu le ressenti de celle qui écrit ce texte à forte teneur autobiographique. Entre 2006 et 2009 elle a en effet fréquenté ces «lieux de passage obligé des immigrés des quartiers populaires.» Il s’agissait pour elle d’entretenir le lien avec ses parents, qui souvent maintenant séjournaient à Casablanca. L’utile et l’indispensable s’y disaient en quelques phrases avant de payer et de partir. Les parents avaient du mal avec le français. Mais ce n’était pas seulement une affaire de langue: il y avait aussi de moins en moins à se dire. Dans un bref chapitre liminaire Nassera Tamer raconte son inscription en quelques clics sur un site de conversation: il s’agissait pour elle de se réapproprier le darija, un arabe marocain non codifié, qu’elle parlait en famille dans son enfance.

Un réapprentissage en même temps qu’une passionnante réflexion sur l’exil, la langue et ce qui se joue autour de celle-ci.

Après quelques réponses douteuses, elle entre en contact par Zoom avec une certaine Mer qui vit au Maroc. Plus tard elle prendra aussi des cours à l’Institut du monde arabe. Son livre restitue des séquences de ce réapprentissage en même temps qu’il propose une passionnante réflexion sur l’exil, la langue et ce qui se joue autour de celle-ci.

Dans sa brièveté et son souci d’efficacité informative, Allô la Place s’inscrit dans une évidente proximité avec Annie Ernaux. Sans même parler de la quasi similarité du titre avec l’un des grands textes de la prix Nobel. Presque toujours au présent, une histoire s’y donne à lire, en une rapide succession de plans. Sans oublier le plus concret. Une langue, on a parfois tendance à l’oublier, c’est une phonétique, ce sont des organes de phonation à mettre différemment en œuvre. Le placement de la langue, la position des lèvres, les coups de glotte, la respiration différente. Tout ce qu’elle avait acquis naturellement, et qui persiste quelque part en elle, doit faire l’objet d’un nouvel apprentissage: «Mon arabe se délasse, ma bouche se lâche […] Le souffle, les cordes vocale, la langue, les lèvres retrouvent comment s’y prendre.» Nassera Tamer s’attache en l’espèce au plus concret de la réappropriation de son héritage, après que celui-ci eut été gommé pour la survie en France. On la suit pas à pas dans son opiniâtre démarche.

Il y a ici de la trahison de classe.

Simultanément l’on peut observer comment celle qui raconte retourne son Smartphone quand s’affiche sur l’écran le nom de sa mère, qui de son côté ne laisse jamais de message. Il y a ici, à l’instar de ce qui se passe chez Annie Ernaux, de la trahison de classe.

Qui a commencé par la mise à l’écart de la langue de l’enfance. Sur tout cela, comme sur la mondialisation et le mouvement migratoire, Nassera Tamer porte un regard extraordinairement perspicace, sans cesse à l’affût de la contradiction. Ce que d’autres désigneraient comme une approche dialectique. Jusque dans l’affichage des prestations des taxiphones, une accumulation d’opérations, de noms de marques et d’hébergeurs présentés dans une typographie uniforme et fourre-tout. Une pléthore d’informations dont rien ne ressort. Surcroît de communication produisant de l’incommunicable. L’on ne saurait mieux représenter l’un des grands paradoxes du temps. Si l’idée n’est pas neuve, elle trouve en Nassera Tamer dans ce premier roman une interprète de tout premier ordre. À quoi celle-ci ajoute une dimension poétique, dans ses visions de la ville comme dans son attention aux véritables inventions de celles et ceux qui éprouvent des difficultés avec la langue. Il faut lire ce texte littéralement atypique qui vient enrichir la littérature.

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Allô la Place, de Nassera Tamer, Editions Verdier collection «Chaoïd», 192 pages, 18,50 €
27/11/2025 – 1765 – W145


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