
De l’exil et de la censure
Grand Angle24 mai 2025 | Lecture 2 min.
Ce qui est important c’est le compagnonnage, et depuis trente ans le Kunstenfestivaldesarts chemine avec des compagnies et des artistes.
Lina Majdalanie et Rabih Mroué sont présents au festival depuis 2002. Ils appartiennent à cette génération dont l’adolescence et le début de la vie d’adulte ont été marquées par la guerre civile du Liban (1975-1990). Dans leurs précédents spectacles, ils ont traité la guerre civile et ses traces, la société libanaise et ses tabous. Ils nous ont habitués à une dramaturgie subtile et inventive solidement bâtie, basée souvent sur des documents tout en restant une fiction, et dont la construction se déploie pour toucher davantage de strates au fur et à mesure de ses propos.
Il en va de même pour ce bijou qu’est Quatre murs et un toit. Le titre résonne. Il peut faire penser à un conte, et surtout à la nécessité, en ces temps de retour du fascisme et de la censure, de trouver un havre de paix, un abri, un lieu où se sentir libre et en sécurité, où vivre librement et créer.
Dans cette époque où l’on se demande quel coup sera assené demain, Lina Majdalanie et Rabih Mroué, à leur manière d’étayer les faits et de poser les questions, parviennent à créer une fiction qui ne se laisse pas dépasser par la réalité mais qui pose avec acuité la question de l’exil et de la liberté de création.
Leur point d’ancrage est l’audition de Bertolt Brecht devant la commission des activités anti-américaines. De cette audition, ils nous livrent les questions et, plus tard, un discours sur la censure que Brecht n’a pas pu lire à la barre mais dont la voix est recréée grâce à l’IA. Au départ de deux photos de lui prises à la veille d’un départ (le premier d’Allemagne, le second des États-Unis), le spectacle parle de l’exil, montre ce que c’est d’avoir des clefs mais plus la maison, cite Mahmoud Darwich («ma patrie n’est pas une valise»), explique ce qu’est un passeport d’apatride, raconte comment on peut nuire aux artistes, les empêcher de vivre de leur art…

Entretien avec Lina Majdalanie et Rabih Mroué
Jeannine DathVotre spectacle pose une question, celle de trouver un endroit où aller. Or cela devient de plus en plus difficile…
Lina Majdalanie Exactement, on avait pensé à intégrer une scène du film «Le Dictateur» de Charlie Chaplin dans laquelle il joue avec le globe terrestre, et dire voilà tel pays, voilà ses problèmes, tel autre pays, etc. Cette question traverse tout le spectacle.
Pourquoi avoir pris Bertolt Brecht comme point principal de ce spectacle?
Nous vivons à Berlin en Allemagne; Brecht a toujours été important pour nous. nous l’avons étudié à l’université à Beyrouth. La pensée de Brecht a toujours été très présente dans les pays arabes. La retranscription de son audition nous avait marquée et était restée dans notre esprit.
D’autre part, ce parallèle entre théâtre et cinéma nous a toujours intéressés. Le théâtre est comme un tribunal, non pas parce qu’il y a un verdict à la fin, mais parce que c’est un espace où des gens opposés ont la parole. Chacun argumente et donne son point de vue et il n’y a pas de résultat. Vu la montée du fascisme à nouveau partout et vu le retour de la censure en Allemagne et en Europe, ça nous a frappés Rabih et moi, c’était tellement évident. La commission HUAC aux USA a mis des artistes en difficulté, a rendu leur vie précaire, conduit à les oublier. Et aujourd’hui, des artistes sont désinvités, invisibilisés etc. Autre point commun: Brecht a fui un pays pour aller chercher plus de liberté et de démocratie quelque part et il a été rattrapé par la réalité. La majorité des exilés artistes (dont nous faisons partie) qui sont dans des pays occidentaux pour des raisons politiques ou parfois personnelles, pour bénéficier de plus de liberté d’expression, sont rattrapés par la réalité. Il y avait plein de choses qui se cristallisaient. C’était pour nous tellement pertinent de repenser les choses en nous basant sur Brecht.
L’Histoire, et comment on la raconte, est un des points importants de votre travail.
Il faut se rappeler, mais il faut aussi savoir oublier et pour pouvoir oublier, il y a du travail à faire, un travail de questionnements sur notre responsabilité, un travail de réconciliation et d’ouverture vers l’autre. À ce moment-là, on peut commencer à oublier parce qu’il faut éviter de ressasser, ça ne sert à rien. Il faut savoir se réconcilier avec soi-même et avec les autres. Si ce travail n’est pas fait, les problèmes vont perdurer et vont devenir plus complexes et plus profonds. Pour nous, se rappeler et oublier n’est pas seulement une question morale ou éthique, mais avant tout politique. Pour pouvoir continuer à construire la vie en commun, on doit pouvoir parler très franchement de ce qui s’est passé. Un peu comme ça se passe en Allemagne, ils ont fait un travail fantastique de remise en question, de reconnaissance de leurs erreurs et aujourd’hui, ils ne peuvent plus rien voir d’autre. Comment puis-je être responsable envers ma victime et empêcher qu’il y ait de nouvelles victimes en même temps? C’est ça que questionne cette pièce: ce merveilleux travail de mémoire qui a été fait par rapport à certaines choses dans l’Histoire, il faut parfois aussi le dépasser. L’histoire nous donne des leçons mais elle peut aussi nous paralyser. C’est une question d’équilibre qui n’est pas facile mais qui est faisable.
Dans ce spectacle, il y a de la musique, des chansons de Brecht et un moment de silence.
Rabih MrouéLe choix de la musique, c’est pour montrer l’aspect poétique de Bertolt Brecht et sa collaboration avec Hanns Eisler. Sur scène, ce sont des chansons qu’on aime beaucoup, choisies en collaboration avec Henrik Kairies. Nous avons eu la chance de le rencontrer pour performer ces chansons. Elles permettent au public de respirer entre nos propos.
Le silence est fait de choses politiques et d’ironie: on a peur de parler. Alors, il faut se taire! Les autorités traitent le peuple comme un mineur, un enfant. Quand on est majeur, on est responsable de ce qu’on dit et de ce qu’on fait, il y a des lois pour ne pas dépasser les limites.
Lina Majdalanie Au Liban, ils disent que c’est pour nous protéger d’une nouvelle guerre, et ce qui est étonnant c’est que la censure aujourd’hui en Europe utilise un argument assez similaire: pour préserver la sécurité publique, parce que ça risque de dégénérer en conflit entre les gens présents, donc on se tait.
Pour revenir à la musique, un des déclencheurs de ce choix est le procès de Brecht: par deux fois, on lui parle de ses chansons écrites avec Hanns Eisler et comme c’est un procès tragi-comique en soi, les juges se veulent agressifs et se ridiculisent. L’idée est venue de là: si on faisait un moment où on écoutait vraiment ces chansons et la musique de Hanns Eisler?

Le spectacle se termine par l’évocation d’un rêve.
C’est un vrai rêve! Il date d’il y a quelques années. J’étais en visite au Liban et c’était le début d’ISIS. Tout le monde en parlait. Dans notre monde, chaque fois qu’on a l’impression de toucher l’extrême, quelque chose d’encore plus effrayant arrive. En Allemagne, à l’époque, il y avait Pegida et puis il y a maintenant l’AFD. Le rêve, je le décris comme je m’en souviens et c’est un cauchemar! C’est proche de la pensée de Walter Benjamin, «all the times»: ce n’est pas l’histoire qui se répète. Mark Twain dit: «L’histoire ne se répète pas mais elle rime.» Ce qu’on essaie de dire dans la pièce sans citer Twain, c’est qu’il y a des signes dans l’histoire, des «pattern» qui se ressemblent.
Ce que dit Walter Benjamin, c’est que l’histoire n’est pas une construction linéaire, un simple déroulement de faits, elle est faite de ruptures, elle est un champ de tensions et de conflits où le passé est toujours présent. On est à la fois au Moyen-Âge et dans l’Antiquité mais aussi au 21e siècle; on est tout à la fois en même temps.
Dans la partie sur le maccarthysme, vous montrez la liste des artistes victimes.
C’est très difficile, on connaît l’histoire des artistes célèbres qui en ont été victimes et pas celles des moins connus qui ont été oubliés, qui ont disparu de la scène et qui ont vécu très difficilement.
Aujourd’hui, nombre d’artistes voient leur travail annulé, invisibilisé, perdent leurs subventions, leur emploi; parfois même des gens connus sont désinvités, annulés, censurés… Cela précarise davantage les artistes, surtout les moins établis. Et quand ce sont des immigrés, des niveaux de précarité et d’injustice se croisent et s’accumulent, et peu de personnes le savent; comment faire dans ce cas-là? Il faut parler, raisonner, réfléchir…

Four walls and a roof de Lina Majdalanie et Rabih Mroué (Beyrouth-Berlin) a été présenté du 18 au 22 mai 2025 au Kunstenfestivaldesarts, à Bruxelles.
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