RECHERCHER SUR LA POINTE :

Une œuvre ou un·e auteur·ice qui déclenche un enthousiasme entier, jubilatoire, sans nuance. Le genre «je l’achète sans regarder la quatrième de couverture, ou sans écouter le single». Bref, on aime, on est béat, et on le dit fort.
épisode 10/14
10/14
Sophie Divry (2018)

La condition pavillonnaire ou la terreur du quotidien

Émois

épisode 10/14

«Mais moi, la vie ordinaire ne me suffit pas.»
Sophie Divry peut mourir tranquille, elle a écrit son chef d’œuvre en 2014.

Stylistiquement le roman est sec et écrit au couteau, chaque mot semble avoir été pesé, mesuré. Les phrases sont lourdes et chargées de sens, elles contiennent en elles le poids de ce qui n’est pas écrit, ce qui est gardé sous silence mais qu’on devine.

Par sa science de l’ellipse, l’autrice trace et raconte, en 270 pages, une vie entière: ses bonheurs, ses ratés, ses illusions déçues, ses espoirs.

Déjà une prouesse en soi.

Si le roman fait tout de suite penser à Madame Bovary (son personnage appelé sobrement M.A évoquant directement l’héroïne de Flaubert), il annonce aussi l’écriture à venir de Nicolas Mathieu (le monde du travail dérivant vers la mondialisation, la recherche du profit, la déshumanisation d’une société cherchant désormais l’efficacité).

Comme chez Flaubert, M.A s’ennuie. À l’instar de Charles Bovary, son mari, François, est  sans grand intérêt: gentil mais ennuyeux, attentionné mais sans relief, couard, et sans profondeur.

C’est donc de plein fouet qu’elle se prend la routine, le manque d’ambition, la fadeur d’une vie qui ne dépasse jamais du cadre.

À ce sujet, les pages écrites sur la voiture (longue description de l’automobile) ou sur la machine à laver (son tambour infernal qui dicte le rythme de la journée) appuient avec force la dictature du quotidien, cette mécanique froide et sans sursauts qui étouffe et écrase.

M.A. tente de s’extirper de la monotonie, en prenant un amant, et se remet à rêver, retrouvant ambitions et légèreté. Mais face à la cruauté de celui-ci, elle est brutalement ramenée à la réalité obscène et creuse. Les passages sur l’adultère sont particulièrement réussis: on ressent le corps qui se libère sous la sueur lors des scènes de sexe ou les larmes couler lors des désillusions. Car après les orgasmes adultérins et les convulsions du corps, M.A retrouve sa vie balisée, la compote de pommes mangée en famille, les piles du jouet en forme de tortue à remplacer… Quelle détresse dans ces seules lignes.

Elle essayera encore de s’évader mais si chaque tentative (copines, cours de yoga) se solde par un échec — ou ne se révèle pas suffisante pour noyer le spleen — c’est que M.A est inconsolable. Les distractions n’y changeront rien, sa vie est trop petite, sa prison sociétale trop bien cadenassée. Le constat est implacable: elle ne sera jamais heureuse. Ou seulement par bribes.

Elle fait advenir la terreur de la normalité.

Sophie Divry œuvre dans la discrétion, dans le non-évènement, et fait advenir la terreur de la normalité. Toutefois elle sait aussi nous en révéler sa beauté (qui se niche dans les détails plutôt que dans les grands évènements). L’écrivaine travaille au microscope, elle zoome et entre dans la chair de M.A pour nous décrire la vie d’une femme banale vivant dans un monde normal.

C’est vraiment un coup de maître(sse) tant elle rend hommage aux petites gens, à ces personnes que l’on croise tous les jours et chez qui on peut facilement reconnaître une mère, un grand-père, un cousin… Et parfois, comble de la cruauté, c’est soi-même que l’on reconnait entre les lignes.

La fin du livre est bouleversante puisqu’elle ouvre enfin la porte (restée longtemps cloisonnée) à l’acceptation, à l’apaisement et même à la tendresse. On ne s’irrite plus des manies du mari, on le trouve touchant à manipuler maladroitement la télécommande. C’est dans les petits gestes redécouverts que M.A se réconcilie avec François et avec la vie qu’elle a menée.

Résignation ou signe de maturité, qu’importe, cette douceur tardive déflagre  le cœur et arrache les larmes.

Reste alors quelques sourires, quelques bons moments isolés, avant les deuils successifs et la terrible solitude de M.A attendant la mort qui arrive. Elle surviendra dans sa maison, selon son dernier souhait. Puis une autre femme enceinte entrera dans ces murs pour tout recommencer. À nouveau.

Car tout continuera, c’est ce que croit M.A.

Sophie Divry, elle, croit en la littérature, et je l’en remercie éperdument.

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La Condition pavillonnaire, Sophie Divry, 252 pages, Les éditions Noir sur Blanc, Notabilia, 2014.

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