Off-Comics
En ce moment29 avril 2024 | Lecture 7 min.
Le fondateur de cet asile, Joseph Guislain (1797-1860), était médecin, grand défenseur du droit à la dignité des patients en psychiatrie qui – à l’époque et encore souvent aujourd’hui – étaient traités de façon immorale. Il dénonçait les abus, militait pour plus d’humanité dans les hospices et transmettait son savoir par des conférences.
L’édifice est spectaculaire, on y pénètre en passant sous une série d’arcades de briques rouges pour arriver dans une cour intérieure rectangulaire permettant de se promener en toute sécurité. Les balustrades ornementales et les rampes d’escalier hautes sont conçues pour permettre de rendre le séjour des alités optimal. La politique architecturale et muséale n’a donc rien à voir avec les institutions à l’ambiance quasi entrepreneuriale où les patients sont déshumanisés. Le plan du bâtiment entend répondre à la philosophie morale du Dr Guislain qui était convaincu que l’architecture/l’organisation spatiale entrait en jeu dans les soins aux patients. Romanesque et incroyablement apaisante, l’atmosphère nous enveloppe à présent dans un mélange d’art et d’histoire En effet, ce bâtiment aux allures de monastère accueille des expositions permanentes et temporaires sur plusieurs étages depuis 1986. Grâce au dialogue entre objets, photographies et images une réflexion se tisse; psychiatrie et art s’émancipent des cadres classiques.
Les fous à l’œuvre
Fous, aliénés, débiles, les termes associés aux individus porteurs de troubles mentaux sont nombreux et font l’objet de multiples projections. Actuellement, l’art brut est en vogue dans les musées, galeries et centres culturels dans le milieu de l’art, la figure de l’outsider est fantasmée, idéalisée à tort ou à raison. Cet engouement risque parfois de stigmatiser les artistes et de les exclure du monde professionnel de l’art. Erwin Dejasse, bédéaste et théoricien, évite ces pièges pour le projet d’exposition Off-Comics. Il met à l’honneur sa passion et convoque une trentaine d’artistes qui bouleversent les codes de la bande-dessinée. De la Belgique au Japon, en passant par la Serbie, la kyrielle d’artistes est cosmopolite et leur parcours de vie peu commun. Malgré leurs origines culturelles hétérogènes et l’écart chronologique qui sépare les œuvres, des fils conducteurs émergent: la fureur de créer et un maniement des couleurs et des symboles qui retranscrit rêve et réalité selon un processus intime infiniment sensible. Loin d’unifier le thème complexe qu’est la santé mentale au sein du musée, la scénographie le stratifie en imprégnant le parcours curatorial de chimères colorées, lyriques et loufoques.
La force imaginative des planches remodèle la structure du neuvième art en lui conférant un pouvoir occulte qui défie toute logique spatio-temporelle. On peut mettre de côté le dévoilement progressif, les bulles, les vignettes pour laisser place à des compositions à la fois absurdes et géniales. La distance de ces artistes avec le monde de la culture, qui oscille souvent entre vernis underground et élitisme, leur permet de créer sans se soucier de plaire, de leurs productions émane un esprit d’adaptation, de résistance et d’intégrité. Ces dessins épiques, drôles, émouvants réactivent des énergies en dormance.
Sur cette danse marginale, difficile de poser un diagnostic ou une théorie esthétique, en revanche, la possibilité d’explorer la psyché par le texte et l’image émerge.
Papier enflammé
Les vignettes déroutent par leur caractère inacceptable, elles fuient toute linéarité, déjouent les règles, mais n’en restent pas moins révélatrices d’un talent incontestable qui ne s’appuie pas seulement sur la transgression. Phylactères, onomatopées, langages cryptiques se mêlent aux coups de feutres et le geste scriptural devient artistique. Chez l’italienne Luciana Rossi, les cases destinées à rythmer la narration sont bigarrées, le trait est précipité et transforme les silhouettes en fumée, la brume s’empare de l’espace, introduisant, non sans humour et avec beaucoup de poésie, une part d’aléatoire dans nos certitudes.
Sur une bande de papier d’un mètre, Giga se sert d’encre et d’acrylique pour créer un mouvement cinétique, il griffe la surface avec une avidité palpable, ses protagonistes se mêlent les uns aux autres. L’homogénéité esthétique de Diabolik (2020) dresse un ensemble bouillonnant: ce qui frappe c’est la minutie au milieu du chaos. Aphone, cette planche impressionne par sa richesse graphique, l’imperfection des figures, presque abstraites, n’exclut pas une maîtrise parfaite de l’art du croquis.
Gustav Sievers (1865-1941) – répertorié comme un dangereux criminel par les autorités allemandes – est envoyé à l’asile de Göttingen en 1900. Grâce au dessin, il relate son expérience d’hospitalisation. Anciennement tisserand professionnel, l’attrait pour le textile se lit dans son style: fin, enfantin, proche de la gravure, les lignes sont sourcilleuses, les couleurs douces, elles épousent le support et se fondent presque en lui. On y décèle une insouciance tactique lénifiante.
La relation symbolique et la représentation plastique des mots apparaissent dans chacune des esquisses et perturbent notre perception. La main y est omniprésente, on devine le caractère obsessionnel du geste. La fonction actantielle du neuvième art s’évade alors vers des contrées hallucinées.
Échos entre traumatisme intime et collectif
Une volonté de saisir histoire personnelle et collective d’un même coup de stylet est palpable dans chacun des travaux. Ils sont accompagnés d’un cartel détaillé qui raconte la vie de l’artiste. Fascinantes, ces tranches de vie mettent une ligne biographique sur les fous.
Jean-Jacques Liabeuf (1886-1910) est devenu un emblème de la justice de classe; tel un Joker français, il tue des policiers après avoir purgé une peine pour incitation à la débauche alors qu’il est innocent. Ses récits visuels peuvent être perçus comme des satyres d’époque, il les accompagne d’intitulés tels que «ménagerie moderne» ou «vengeance de Liabeuf». Elles reflètent son histoire personnelle tout autant que les mirages que les failles du système provoquent en lui.
Gérard Lattier a refusé de prendre part à la guerre d’Algérie à l’âge de vingt ans. Lorsqu’il est interné à Nîmes, ville dont il est originaire, il côtoie les grands traumatisés de guerre. À ses débuts, ses peintures sont sombres, cauchemardesques. Après une période de cécité temporaire, son style devient plus lumineux. La griffe évoque les peintures flamandes, précises et bucoliques. Non sans rappeler les illustrations que l’on trouve dans les livres d’enfants, ces fables se présentent en format paysage, taille qui permet d’admirer la profusion de détails.
Dans la majorité des œuvres de l’exposition, la mort et la maladie sont transcendées, les cases tanguent entre deux mondes: le monde normé et le monde parallèle, fiévreux, funèbre. Meurtre, vanités, cadavres traversent ces séries, trop fantasques pour être morbides.
Dans le travail du serbe Vojislav Jakic (1932-2003), marqué par le décès de sa sœur et de son frère à un jeune âge, la sublimation du traumatisme est lisible à travers le motif du crâne, les insectes, les aigles royaux qui planent au-dessus des affres de l’humanité. Le tracé est fin, figuratif, exsangue, des pyramides d’ossements structurent les compositions.
Deportation (2020) d’Andreas Maus tire son inspiration du passé trouble de son pays, l’Allemagne. Il dénonce les atrocités du parti d’extrême droite Alternative für Deutshland et les tragédies du troisième Reich avec ce type de légende: «parti nazi. La merde brune AFD.» Ces portraits interpellent, dérangent et font sourire, car les protagonistes y sont volontiers grotesques, caricaturés et ridiculisés.
Le japonais Katsutoshi Kuroda est le premier surpris face à l’intérêt que le public porte à ses bandes dessinées. Les couleurs qu’il utilise sont contrastées, vives, virevoltantes. Bien que la facture exprime une certaine sauvagerie, la dextérité est évidente, les coups de feutres ne dépassent pas des contours, ils emplissent cases et figures par à-coups. Bizarrerie unique en son genre: l’artiste commence chaque histoire en dressant une liste des personnages qui vont mourir. Le sentiment d’urgence qui émane de ces étranges récits en devient violent.
Tout le long des deux salles rectangulaires qui accueillent Off-Comics, on est saisi par les scènes délirantes alternant entre altérité et désirs de repli sur soi. Chaque illustration apparaît en phase avec les stridences, les dysfonctionnements et les biographies exaltantes de son créateur. La portée politique – qu’elle soit intentionnelle ou non – n’est pas négligeable; l’explosion narrative redéfinit les concepts de vérités historiques et d’Histoire fantasmée.
Outre le fait de distiller la peur de la différence, ces planches offrent des points de vue alternatifs sur la société, ses normes, son manichéisme. Par ailleurs, elles témoignent d’une activité onirique extrêmement intense, le rêve est un support artistique fertile dans lequel les trente-trois artistes représentés semblent puiser indéfiniment. Comme le décrit Freud dans L’Interprétation des rêves: «Le rêve ne pense pas ni ne calcule; d’une manière générale, il ne juge pas, il se contente de transformer. » De nouvelles perspectives sur les processus créatifs des neurodivergents se tissent. Leur équité culturelle, leur potentiel transformateur et émancipateur élargissent la notion de comic book à des sphères psychédéliques.
___
Off-Comics
Du 02.03.2024 au 23.06.2024
Museum Dr. Guislain Jozef, Guislainstraat 43 b B-9000 Gent
Avec: Sarah Albert, Denis Boudouard, Luigi Brunetti, Wouter Coumou, Hein Dingemans, Karel Frans Drenthe, Johann Fischer, Alfons Frenkl, Giga, Michael Golz, Tomoyuki Hirano, Vojislav Jakić, Frank Johnson, Daniel Johnston, Jim Kaliski, Johann Korec, Katsutoshi Kuroda, Gérard Lattier, Jean Leclercq, Pascal Leyder, Jean-Jacques Liabeuf, Andreas Maus, Norbert Moutier, Yuichi Nishida, Marilena Pelosi, Aldo Piromalli, Luciana Rossi, Gustav Sievers, Kanako Tayu, Dominique Théate, Alfred Trouvé, Oskar Voll en Clemens Wild
Vous aimerez aussi
Du spleen, du beauf & des super sayens: zines à foison pour la dernière (a)chronique
En chantier26 octobre 2024 | Lecture 6 min.
épisode 9/9
Sexe, manga et astragalisme au «Off» du Festival d’Angoulême
En chantier26 février 2024 | Lecture 5 min.
épisode 5/9
Un tour de force sidérurgique, futuriste et féministe
En chantier29 janvier 2024 | Lecture 7 min.
épisode 4/9
Le top 3 des BD pour bien pleurer pendant les fêtes
En chantier21 décembre 2023 | Lecture 6 min.
épisode 3/9
Rêveries diurnes, oiseaux flamands et boxe
En ce moment9 décembre 2023 | Lecture 8 min.
épisode 7/7
«Once again I fall into…» avec Ragnar Kjartansson
Émois31 août 2022 | Lecture 3 min.
épisode 6/14