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©Mario Amalfi

Faut-il ranger les Playmobil?

Émois

Quelle place laissons nous, dans nos vies, à la fiction? Pas la place métaphorique, celle qui se loge dans les zones inatteignables de nos appareils cérébraux, mais la place matérielle, la place spatiale: la place au sens où les choses prennent de l’espace; la place qui grignote un territoire, la place à négocier.

©Mario Amalfi
Ce temps où la vie se lovait avant tout dans les histoires.

Tournons-nous vers ce temps où la vie se lovait avant tout dans les histoires, où elles menaient le monde en nous – et autour de nous. Car l’enfance, c’était, bien sûr, l’odeur envoûtante des batônnets de colle et les traces grisâtres qu’ils laissaient sur nos doigts, les films vus à la télé, les entraînements de ping-pong et les chansons préférées, mais c’était, surtout, les mondes que nous ne nous contentions pas d’absorber, mais que nous faisions naître. Nous les façonnions avec des objets – jouets par nature ou par destination, billes figurant tour à tour des joueurs de football ou des bombes à larguer sur des soldats verts (les méchants) et boites d’allumettes composant de précaires ensembles urbains –, que nous détournions même lorsqu’ils étaient absolument fonctionnels – qui n’a pas utilisé le combo de Playmobil «clown/fakir/cow boy» pour en faire un groupe de rock un peu flippant?

Certains jeux duraient une après-midi, d’autres des années – et ceux-là exigeaient de la place.

Certains jeux duraient une après-midi, d’autres des années – et ceux-là exigeaient de la place. Car lorsqu’un jeu dure des années, qu’il est structuré autour de personnages complexes aux destins tourmentés, il requiert une scénographie stable. Le protagoniste du jeu dispose d’une vie sociale: il a une famille et des adversaires, vit dans une ville qui compte des infrastructures, un port par exemple, ou une gare; ses amis vivent dans des immeubles (la bibliothèque du salon est parfaite pour ça: un appartement par casier). Dans la ville, il faut bien qu’il y ait un chef ou une démocratie, et donc, quelque chose qui ressemble à un château ou une mairie. Et des marginaux, pour lesquels on recycle tous les freaks des jeux auxquels on ne joue plus, du GI Joe unijambiste au catcheur blond platine aux bras articulés. Et puis comment caser tous ces gamins Playmobil, leurs yeux immobiles et pétillants comme de petits feux follets, si on n’a pas d’école? Alors pour l’école, cette grossière maison en LEGO DUPLO (les Playmobil des moins de 5 ans, dont on a heureusement gardé certaines pièces) fera parfaitement l’affaire.

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Et la ville qui se construit a besoin de ses ailleurs, car on a besoin que le intrigues se nouent quelque part – un ranch, une île, une montagne (amas de cartons branlant, en équilibre précaire sur le bureau où on n’a jamais vraiment réussi à faire ses devoirs). La chambre d’enfant de dix mètres carrés se trouve donc, littéralement, envahie par ce micro-monde, qui repousse constamment les limites des autres réalités – réalité  tristement fonctionnelle d’équerres et de protège cahiers, réalité de cadeaux d’anniversaires et d’après-midi au centres de loisir, boules à neige et palmiers en pâte à sel.

Par chance, je n’ai pas eu à renoncer à cette invasion.

©Mario Amalfi
On m’a laissé faire déborder la fiction dans l’espace, ce qui lui a permis de se déployer dans le temps.

On m’a donné le droit, toujours, de garder intacte cette géographie, dans toute sa luxuriance – de ne pas avoir à ranger chaque soir ce foutoir bigarré. Je m’endormais alors en gardant un œil sur ses habitants et lorsque je m’éveillais, ils étaient déjà vivants, pris dans leur réalité de plastique, comme si leur préoccupations, leurs drames, leur routine – car ils en avaient une – ne s’étaient pas évanouis avec ma nuit. On m’a laissé faire déborder la fiction dans l’espace, ce qui lui a permis de se déployer dans le temps, et de mourir comme meurent les enfances, par négligence et micro ajustements successifs, l’espace rongé petit à petit par d’autres réalités – on peut bien sacrifier le centre de police, autrement dit la grotte de l’ours des Petits Malins, le jour où on doit trouver une place pour la première chaîne-hifi, un peu avant l’entrée en secondaire.

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On ne m’a jamais contrainte à fixer une limite au temps de la fiction, à accepter chaque soir qu’elle entre dans des coffres qui souligneraient cruellement sa vie pauvre, et les sourires peints des peuples immenses qui la composaient, leurs articulations mécaniques, aplatissant si bêtement leur démesure et leur profondeur.

Finalement, en m’autorisant à ne pas ranger mes Playmobil, des adultes certes sans doute un peu laxistes et pas très maniaques, mais malgré tout responsables, ont respecté la consistance de mes fictions – leur mise en concurrence avec d’autres réalités solides, qu’il m’appartenait de gérer.

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Et ce qui se disait dans la persistance nocturne de ce grand chaos foisonnant de vie Playmobil, c’était ça : que l’imagination était palpable et, ainsi, véritable et dotée de valeur – que la fiction ne pouvait pas ne rien peser, ne rien coûter, ne rien demander. Que le monde intérieur n’était pas qu’intérieur, replié dans des antres intimes qui surtout ne laissent pas de trace durable, ne s’imposant jamais. Qu’on pouvait cohabiter avec l’imaginaire.

Dans l’espace du possible, les enfants installent naturellement des choses impossibles.

Ce qui se perd avec l’enfance relève peut-être de cette part d’espace laissé à la fiction. A l’âge adulte, nous ne pouvons qu’installer des métonymies, des métaphores – une évocation de la jungle à travers un papier peint, ou d’un patrimoine industriel avec des luminaires le bois et le métal. Mais les mondes secrets, l’appel avide des mondes secrets, ceux qui sont nés derrière nos yeux et se sont longtemps matérialisé au ras du sol, ont cessé de s’exhiber pour rejoindre des espaces cachés – cabinets de psy où tout se rejoue ou goût honteux pour les faits divers aux sordides intrigues. Si l’enfance est innocente, ce n’est pas dans sa naïveté de croire à ces mondes – nous ne cessons jamais vraiment de croire à nos propres fictions, non? – mais dans son entêtement confiant à croire qu’ils peuvent légitimement occuper de l’espace. Dans l’espace du possible, les enfants installent naturellement des choses impossibles. Les adultes, eux, parlent essentiellement de choses possibles, tout en brûlant de creuser des brèches vers le chemin poétique des choses impossibles. Le chanteur cubain Silvio Rodriguez, dans sa chanson Resumen de noticias, le regrette: – yo he preferido hablar de cosas imposibles, porque de lo posible se sabe demasiado (j’ai préféré parler de choses impossibles, parce que sur le possible on en sait suffisamment).

De fait: parler d’immobilier et agencer sa maison d’adulte risque d’être toujours moins excitant que de dormir parmi des peuples minuscules, habitant des décors qui bougent tout seuls. Le logement qu’on meuble, si on a la chance d’en avoir un, auquel on aura beaucoup réfléchi, n’aura jamais les dimensions explosives, percutant les frontières, de nos chambres d’enfants. Un âge où les fictions restent, restent, restent.

©Mario Amalfi

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Et pour celles et ceux qui se poseraient encore plein de questions sur les Playmobil, on peut écouter cette émission de France Culture sur l’origine des Playmobil.


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